Saint Omer (2022) d'Alice Diop
Voilà un film indéniablement de très bonne facture, joliment écrit (la présence de Marie Ndiaye au scénario est un gage de qualité), sobrement interprété (Guslagie Malanda qui joue la femme accusée du meurtre de sa fille est impressionnante, un bloc) et qui évoque un sujet pour le moins délicat donc, un infanticide. Cette femme, à la barre, responsable du meurtre de sa gamine de quelques mois qu'elle a volontairement laissée en bord de mer pour que les vagues l'emportent, revient sur les circonstances de ce meurtre qu'elle a avoué. Elle est cultivée, n'a pas eu une enfance particulièrement malheureuse, semble pleinement consciente de ses actes... Alors pourquoi ? Est-ce un monstre, une folle, une personne envoutée...? Fi... Les témoins défilent (son compagnon, plus agé, peu dégourdi, maladroit, sa prof d'université (pas vraiment finaude, d'ailleurs, en terme d'interculturalité...) qui l'accable, sa mère, dépassée...) tout cela sous les yeux d'une femme universitaire et écrivaine - elle souhaite intituler son enquête Médée naufragée (on est de façon criante dans la référence mythologique) et se retrouve, comme par hasard, elle-même enceinte au moment du procès (son histoire personnelle refaisant surface)... Elle est troublée par cette femme qui est allée jusqu'à assassiner son enfant et se repasse quelques moments-clés de sa vie, notamment des instants partagés avec sa mère... A mesure que la meurtrière revient sur sa vie, se dessine le portrait d'une femme qui, en voulant réussir à s'en sortir, s'est peu à peu détachée des siens et s'est retrouvée dans une immense et terrible solitude... Une situation en marge, déphasée (son compagnon, totalement à côté de la plaque, n'aidant en rien) qui a fini par la conduire à cet acte de folie, une folie qui sera d'ailleurs considérée comme la seule explication de son acte...
A travers cette histoire, l'écrivaine, en proie aux doutes au départ du procès (dans ses relations avec son futur enfant ou avec sa mère), parvient à retrouver une certaine sérénité quant à ses futures capacités de mère et dans ses propres rapports envers sa mère... Le film entremêle intelligemment le destin de ces trois femmes d'origine africaine, leur effort pour réussir, leur déception, voire leur chute... Des explications littéraires, mythologiques, scientifiques, sociales, viennent habiller l'ensemble et la démonstration est assez édifiante... Seulement avouons (et c'est parti...!) que ce très bel exposé m'a laissé un peu froid : on s'intéresse à ces femmes, à leurs troubles, leurs doutes, on apprécie cette façon très franche de Diop de les filmer en gros plan, sans chichis, de les laisser s'exprimer (notamment cette meurtrière) de façon directe, sans maniérisme, mais cette belle et honnête démonstration a bien eu du mal, au final, à me laisser vraiment pantois... Dépouillé, bien écrit mais étrangement, à mes yeux, un peu glaçant... (Shang - 09/04/23)
Totalement d'accord sur toute la ligne : voilà un film impressionnant de tenue et d'intelligence, mais qui laisse un peu à distance. L'émotion est reléguée dans les coulisses, à l'image du visage opaque et mystérieux de cette accusée : elle est glaciale, le film le sera aussi ; et ce, malgré le contrepoint très intelligent composé par la jeune thésarde qui assiste au procès. Excellente idée en effet d'avoir choisi de raconter tout ça de son point de vue à elle, sa volonté intellectuelle, psychologique, documentaire, se transformant peu à peu en introspection sur sa propre vie. Mais elle est de toute évidence en charge de la partie "émotion" du film, et Diop ne parvient pas à la faire passer. Peut-être que la comédienne n'est pas tout à fait la hauteur, peut-être que la cinéaste se passionne trop pour sa Médée moderne, peut-être que l'émotion n'est pas son registre, après des documentaires assez rigoristes. E tout cas, on regarde ça plus comme on regarderait un aquarium.
Cela n'empêche en rien le film d'être passionnant. Surtout grâce à l'écriture, effectivement impeccable de tenue. Mais les comédiens y sont aussi pour beaucoup : en plus de Guslagie Malanda, notons que tout le personnel du jury est remarquable, en particulier cette avocate de la défense, qui a droit à une plaidoirie finale qui est un modèle du genre. Et puis, surtout, la mise en scène de Diop est surpuissante, avec ces cadres au cordeau, d'une rigueur totale. Beaucoup aimé notamment ces cadres sur l'accusée, qui la mythifie complètement, en faisant une sorte de Sainte martyr ou d'icône de peinture flamande, légèrement décadrée et prise dans un axe étrange (soit du côté de la juge, soit du côté de la jeune fille qui l'observe). Une autre façon de la mettre à distance, de la faire rester dans son mystère, tout en nous montrant une femme broyée par la solitude, par le désarroi par rapport aux hommes ; bref, une Madone contemporaine. Le film a le mérite également (c'était déjà le cas avec Nous) de ne pas s’appesantir sur le côté identitaire : ce n'est pas une femme africaine jugée par des Blancs, même si le sujet est abordé, mais une femme niée par la société, et mise tout à coup face à elle. Bref, Saint Omer est vraiment intéressant, peut-être justement parce qu'il préfère nous faire réfléchir que pleurer. (Gols - 02/05/23)