Falcon Lake de Charlotte Le Bon - 2022
Franchement, vous me trouvez aujourd'hui sidéré par ce film que je suis allé voir un peu au hasard. Un premier film mais qui fait déjà preuve d'une maîtrise effarante, d'un savoir-faire épatant et d'un délicatesse confondante. Le film est adapté d'une BD très délicate elle-même de Bastien Vivès, dont on connait la finesse de trait tant picturale que psychologique : Falcon Lake lui rend hommage avec brio, retrouvant le tact fragile, l'enregistrement feutré des plus infimes battements du cœur, voisinant avec les plus grands moments de Céline Sciamma (hop, on perd la plupart de nos lecteurs).
Il ne se passe rien dans ce film, et pourtant tout y est : il s'agit de la chronique d'un premier amour, éphémère et agité, le temps d'un été au bord d'un lac québecois. Bastien, petit ado encore dans l'enfance, vient y passer des vacances en famille chez une amie de sa mère, et y rencontre Chloé, jeune fille à peine plus âgée. Histoire d'amour, de découverte, d'érotisme, d'émancipation : leur relation va se développer entre jalousies et passion, entre apprentissage et révélation, autour de ce lac symbolique, et de ses légendes de fantôme noyé. N'importe quel réalisateur (et, laissez-moi vous le dire, réalisatrice) en aurait fait un petit film tellement senti et infime qu'il se serait désagrégé de lui-même. Charlotte Le Bon est bien au-dessus de ça. Sa caméra, plantée strictement toujours à la place exacte, est au service des sentiments, certes, mais sait aussi les doper par sa captation d'une nature symbolique, inquiétante, superbement rendue. Dommage que le manque de moyens l'oblige à ce format carré inutile et à cet aspect numérique de téléphone portable ; dommage, parce que malgré cela, on voit bien que la réalisatrice sent merveilleusement les beautés de la nature, de la nuit, et leur pouvoir magique. En attestent par exemple ces nombreux plans où les personnages, pris de loin, semblent émerger de l'ombre, ou ceux où la surface du lac semble un lieu dangereux, hostile ; ou ceux encore où la forêt est un cocon à la fois superbe et hostile. L’émancipation sexuelle et amoureuse de Bastien se fait dans ce contexte-là, comme un décrochage onirique de sa vie (on ne sait rien de ce qu'il est en dehors de ces quelques jours), et le film y gagne une densité extraordinaire.
Le film, comme la BD, enchaîne les séquences magiques, sans arrêt surprenant : une scène de masturbation, une scène de danse inattendue, une scène de défi érotique... Tout est inattendu comme le personnage de Chloé, jeune fille fatale et effectivement inoubliable comme un premier amour. Le contexte quasi-fantastique ajoute encore à l'aspect hors du temps, presque ancestral de cette histoire. Et on est scié par ces plans frontaux sur un garçon enveloppé d'un drap blanc comme un fantôme, par ces cris qui viennent de la forêt (jeu d'enfant ou vrai monstre caché ?), par ces plans nocturnes à la fois rassurants et inquiétants. Charlotte Le Bon, c'est la délicatesse même : elle sait non seulement toujours se placer par rapport à ses sujets, mais a un sens du timing exact très en place. Regardez juste ce dernier plan, sublime, et vous comprendrez que tout est dans l'art de bien sentir à quel moment couper. Il suffit parfois d'un geste, d'une posture, d'un regard pour qu'on devine les abîmes de peine, de joie, d'émoi, de surprise du héros face à ce qui lui arrive : le sentiment amoureux. En plus, elle sait aussi diriger ses jeunes acteurs, qui sont d'une grande justesse, et son équipe de techniciens, tous parfaits à leur poste (lumière estivale superbement rendue, musique craquante, même la production franco-canadienne fait sens). Voir une telle maîtrise pour un premier film ne m'était pas arrivé depuis Naissance des Pieuvres. Ceci est une déclaration d'amour.