LIVRE : A la Recherche du Temps perdu III - Le Côté de Guermantes de Marcel Proust - 1921
"Comme au temps lointain où ses parents lui avaient choisi un époux, elle avait les traits délicatement tracés par la pureté et la soumission, les joues brillantes d'une chaste espérance, d'un rêve de bonheur, même d'une innocente gaieté, que les années avaient peu à peu détruits. La vie en se retirant venait d'emporter les désillusions de la vie. Un sourire semblait posé sur les lèvres de ma grand-mère. Sur ce lit funèbre, la mort, comme le sculpteur du Moyen Âge, l'avait couchée sous l'apparence d'une jeune fille".
On retrouve la vie (mondaine) de notre narrateur ainsi que ses éternelles aspirations amoureuses (forcément déçues) : le fantasme étant du domaine de l'inconnu, toute connaissance d'une personne (ici la Duchesse de Guermantes) voire toute réalisation à caractère sexuelle, ou disons sensuelle (Albertine l'embrasse sur la joue, diable !), ne pouvant finalement jamais être à la hauteur du désir imaginé... C'est ce qu'on aime chez notre homme, cette sorte de déception permanente qui l'habite et sur laquelle il porte un regard toujours teinté d'un certain fatalisme voire d'une certaine ironie. Il faut avouer sinon que, dans ce troisième tome, il manque un brin d'action et que les réceptions mondaines et les discussions qui tournent un peu en rond finissent par nous lasser parfois. Mais bon, tout de même, on assiste à quelques moments forts avec notamment ces filatures parisiennes assez piteuses de la Duchesse de Guermantes, ces visites à Doncières où le narrateur retrouve avec de plus en plus de plaisir Saint-Loup et ses camarades militaires (bien jolis passages d'ailleurs que ceux sur cette colline des environs de Doncières dont la vue apporte une véritable sérénité à notre jeune homme). Le point culminant du roman, à mes yeux, quoiqu'il s'agisse du chapitre le plus court, est celui sur sa grand-mère : une ultime sortie sur les Champs-Élysées, un terrible malaise dissimulé, et cette mort rapide qui s'en suit. La citation ci-dessus, qui clôt justement le chapitre, est à la fois empli de pathétisme (une vie terriblement déceptive...) et de beauté (ce visage enfin apaisé, retrouvant toute sa plénitude). Il sera également question des embrouilles de Saint-Loup avec sa prostipute qui le mène par le bout du nez (Ah les petites femmes de Paris !), l'affaire Dreyfus sera copieusement évoquée, tout comme bien sûr cette duchesse de Guermantes : ses ancêtres, sa façon de vivre, son caractère, son salon, ses bons mots... C'est elle qui rayonne sur toute la deuxième partie de ce troisième tome et si son caractère explosif est pour le moins original (en particulier pour l'époque), il finit malgré tout presque par autant nous lasser que le narrateur lui-même - la fréquentation de la Duchesse, après une attente insoutenable, mettant fin à la montagne qu'il se faisait du personnage. Le narrateur vivant dans les nuages, la réalité ne peut par la force des choses jamais atteindre des attentes aussi hautes... Un tome qui décrit avec toujours le même sens de la précision et avec ce petit ton piquant toute une époque, toute une foultitude de personnages plus ou moins grotesques (le Baron de Charlus et ses sautes d'humeur notamment, mais aussi ces courtisanes aveuglées par la Duchesse...), tout un monde enfoui mais toujours terriblement vivant sous la plume de notre cher Marcel. Petite pause avant d'entrer, forcément en force, (par la petite porte sinon ?) dans Sodome et Gomorrhe.