LIVRE : Commencements de Catherine Millet -2022
"Ainsi vivions-nous, vivions-nous tous, nous faufilant avec l'inconstance de nos états d'âme dans l’entremêlement des idées qui nous gouvernaient et des pulsions du corps qui nous bousculaient."
Ah ça y est, j'ai fini par dénicher un bon bouquin dans la rentrée littéraire 2022 (j'exagère à peine : Lebrun, Gaudé et Arsand s'en sortent, mais tout le reste est misérable) : Commencements est de ces livres qui traitent la littérature en matière noble et non en divertissement ou en psychothérapie, mais qui n'en font pas pour autant une déification et la manient en vrai connaisseur. A la fois modeste et orgueilleuse, Millet y raconte comment elle est passée du statut de simple jeune fille issue des milieux populaires, inculte et légère, au monde fermé et intello de l'art contemporain de la fin des années 1960, bouillon de culture en ébullition, ardu, provocateur et radical. Une éducation intellectuelle et artistique passionnante, sur laquelle elle arrive à placer des mots très pertinents. Elle parvient à nous faire éprouver l'émotion qu'on peut avoir devant une mystérieuse installation de Buren, une sculpture de César ou une abstraction de Boltanski, ce qui n'est pas donné à tut le monde, réhabilitant ainsi une histoire de l'art que les abrutis traitent comme un caprice d'intello sans valeur. La dame les a tous connus, les artistes émergents de l'époque, les a côtoyés, a travaillé d'égale à égal avec eux, a couché parfois avec eux, et elle en ramène ce récit qui mêle avec finesse l'émancipation intellectuelle avec celle sexuelle, et celle féministe par la bande.
Traversant la période de mai 68, et faisant ainsi le point également sur la valeur politique des œuvres des artistes de cette époque, elle nous donne à lire une aventure intime qu'elle partage avec profondeur. Les artistes, qui sont aujourd'hui des légendes auréolées d'une gloire teintée d’érudition, qui passent pour des créateurs complexes et inaccessibles, apparaissent dans ce récit comme des gamins ne sachant pas exactement ce qu'ils sont en train de créer, en pleine recherche, découpant une toile ici ou installant un objet là, saccageant ici une salle de musée ou emballant là une falaise entière un peu au hasard, pour voir ce que ça va donner. Et Millet d'accompagner de son regard bienveillant cette naissance à eux-mêmes, qui est aussi la naissance de l'art d'avant-garde. Le plus beau est qu'en racontant ça, elle se raconte beaucoup elle-même aussi : Commencements parle avant tout de la naissance d'un regard à une époque où le regard était hyper sollicité par les nouvelles formes en train de naître ; et il parle aussi de la naissance au monde d'une jeune fille libérée sexuellement, décomplexée par rapport à la vie et aux joies qu'elle pouvait donner. C'est très beau de voir ce mouvement parallèle entre la découverte de l'avant-garde et celle de sa sexualité débridée, et de voir comment elle ramène le solennel de l'Art Contemporain à hauteur d'homme et de femme. Millet fait tout ça dans une écriture franchement brillante : longues phrases à l'architecture sophistiquée, dont on a parfois l'impression de perdre le fil avant qu'elle ne retombe miraculeusement sur ses pieds, précision érudite des mots (surtout pour parler d'abstraction, d'idées, de couleurs, de textures), name-dropping excité qui donne le vertige, beau style très maîtrisé. On a la délicieuse sensation de revenir à quelque chose d'éternel dans la littérature, non seulement dans le sujet (c'est un roman initiatique en fin de compte) que dans la belle écriture contemporaine. Passionnant moment.