LIVRE : V13 d'Emmanuel Carrère - 2022
Qui mieux qu'Emmanuel Carrère, ce grand humaniste attentif aux battements des vies autres que la sienne, pour rendre compte du labyrinthique procès des attentats du 13 novembre 2015 ? Je ne vois pas. Dans la lignée de Yannick Haenel, qui avait fait la même chose avec le procès des assassinats de Charlie Hebdo, notre gars s'enferme pendant les 9 mois du procès dans le tribunal de l'île de la Cité, pour suivre au jour le jour les débats souvent fastidieux, les témoignages souvent bouleversants, les plaidoiries souvent fulgurantes, et les explications souvent fumeuses qui jalonnent ce procès historique ; procès que d'aucuns ont voulu être "le procès du terrorisme", mais qui, sous la plume de Carrère, se transforme en triste élégie pour les disparus, en tentative de réconciliation nationale, en possibilité pour les victimes et pour la France de faire le deuil et de recommencer à vivre.
Avec une empathie jamais démentie, que soutient une écriture sensible et émouvante, l'auteur raconte, point par point, le déroulé de ces journées, ne ratant rien de ces infinis moments d'ennui, attrapant ici et là quelques détails profondément humains, mettant en relief l'horreur de certains faits, notant les incohérences des accusés. Et c'est passionnant. Parce que l'écriture de Carrère est proche de l'os : il sait exactement gérer ses effets pour vous asséner brusquement une émotion poignante ou révéler un minuscule détail. Tout sent l'humain dans ce livre, aussi bien dans le partage de la douleur envers les victimes, que dans les tentatives de comprendre les faits et gestes des coupables (des pauvres types assez cons et très flous politiquement, passionnés par les vidéos jihadistes et shootés au sheet jusqu'aux cheveux). C'est vraiment dans les détails que Carrère arrive à rendre ces laborieux débats passionnants : la liste des films que les terroristes ont regardé avant d'agir ou leurs bizarres références littéraires, le geste héroïque d'un otage qui revient au Bataclan pour aider une inconnue alors qu'il avait réussi à s'échapper, une petite phrase d'un avocat de la défense, le geste du chanteur de Eagles of Death Metal le jour de son témoignage, un aveu bouleversant d'un parent de victime, tout ça fabrique une pâte humaine qui fait toute la différence de ce livre avec un compte-rendu objectif de procès. Carrère agit ici en écrivain, en "frère humain", même si le livre ne tombe jamais dans le pathos facile : il pose aussi de saines questions sur la viabilité des peines prononcées, sur l'indemnisation des victimes (perdre une sœur est-il plus ou moins douloureux que perdre un fiancé ?), sur l'utilité même d'un tel procès, sur l'embrigadement de ces pauvres couillons dans la spirale de violence... V13 est un livre utile, réconciliateur, profondément touchant et incomparable pour comprendre ce qui nous lie dans ce genre de catastrophes. (Gols 17/09/22)
Gloire à Carrère, en effet, qui après avoir assisté pendant dix mois à ce procès, plutôt que de livrer une œuvre-somme, une bible du terrorisme, livre un petit bouquin à la fois très sobre et pétri d'émotion ; oui, ce ne sont là pour la plupart que ses chroniques du Nouvel Obs mises bout à bout mais en lisant la chose d'une traite on obtient à la fois une vue globale de ce procès, un sens du détail très juste, pertinent et une retenue de bon augure face au sujet : Carrère ne cherche pas à faire de la prose ou de la littérature, juste à cerner au plus près des émotions poignantes, évoquer des rencontres, donner la parole à, sans en rajouter des couches. Certains propos tenus par les victimes des attentats, par les proches de ces victimes, vous secouent l'échine ("J'essaie d'attraper mon mollet gauche pour le remettre dans ma jambe" ; "[ces victimes des attentats] combattent, mais contre personne. Pour eux-mêmes." : "Penser que ceux qui l'ont tué avaient son âge. Leur âge à tous, entre vingt-cinq et trente ans. Qu'on les a emmenés à l'école en les tenant par la main (...). C'étaient des petits enfants qu'on tenait par la main".) : on sent que cette parole donnée, à tous ces témoins, à tous ces blessés, à toutes ces personnes endeuillées est utile, pour eux, pour nous, malgré les répétitions ; chacun fait part de ce qui a volé en éclats en lui ce jour-là, ce qui lui a été volé, et c'est le plus souvent terriblement poignant. Carrère, avec cet œil acéré et surtout ce style clair, d'une grande fluidité, rend à la perfection les points forts des débats, nous plonge immédiatement dans l'ambiance de ce palais de justice dévoué à ce procès exceptionnel. C'est avec le sens de la mesure et de la précision qu'il fait le portrait des avocats, de la partie civile ou de la défense, ou qu'il retrace le parcours des accusés (qui le sont à diverse échelle). Avec un certain sens de l'objectivité, il tente de décrire également quelles furent les réussites de ce procès et les déceptions évidentes. Enfin, comme il l'a montré dans de précédents ouvrages, on sent un Carrère toujours à l'écoute des gens et les quelques portraits qu'il dresse des personnes qu'il a côtoyées au cours de ce procès et qui pour certaines sont devenues des proches sont toujours relativement touchants, plein de fraternité et d'empathie non feinte. Au final, Carrère, en bon journaliste-écrivain qu'il est (malgré lui ou en toute conscience) livre un opuscule qui remue son homme et nous fait toucher du doigt en tout simplicité ce procès en tout point "Historique". (Shang 21/09/22)