LIVRE : Taormine d'Yves Ravey - 2022
On l'aime bien, Yves Ravey, rien à dire, mais là, il aurait bien un peu tendance à toujours marcher sur le même sillon, sans y ajouter quoi que ce soit. Il se peut que j'ai été mal luné pendant la lecture de Taormine (et c'est possible : les musiciens de rue prolongent sur septembre), mais je me suis retrouvé pas mal agacé par ce retour éternel du même livre depuis des années. En gros : un petit fait divers qui implique des gens ordinaires, le destin qui tombe comme un couperet, le tout sous une écriture behavioriste, distancée, froide, qui permet de regarder ces êtres se débattre comme on regarderait un poisson agonisant sur la grève. On apprécie toujours ce ton, très personnel unique même ; et on se dit qu'il se pourrait que Ravey soit en train de construire une "œuvre", un grand roman en plusieurs chapitres, chaque livre constituant une nouvelle partie de ce qui constituerait une étude scientifique du comportement humain plongé dans la tragédie ordinaire. Cette fois-ci, les cobayes sont un couple en rupture, dont on sent bien qu'il est en fin de course ; à la faveur de vacances "de la dernière chance" en Sicile, leur voiture heurte quelque chose sur la route. La seconde qui fait tout basculer, c'est quad monsieur décide de ne pas s'arrêter pour aller voir ce qu'ils ont renversé (et il s’avèrera qu'il s'agit d'un gosse). D'erreurs de jugement en maladroites tentatives pour éviter la police, ces deux-là s'enfoncent un peu plus dans la boue de l'incompréhension réciproque et vers le drame final. A la manière d'un Antonioni des grands jours, Ravey décrit sans en avoir l'air le délitement du couple, ce presque rien qui témoigne d'un amour éteint. Le fait de plonger ces personnages dans le drame, où ils devraient être solidaires, moraux, forts, devient le signe de leur fin et de leur abandon des valeurs ; ils font strictement n'importe quoi face à cette mort qu'ils ont provoquée.
Encore une fois, c'est bien beau tout ça. Mais à force d'épurer de plus en plus son écriture, jusqu'à la rendre fonctionnelle et la plus plate possible, Ravey se prend à son propre jeu, et tombe dans la répétition. Sans aucune aspérité à laquelle s'accrocher sur ces personnages sans caractère, sans âme, uniquement définis par leurs faits et gestes, il tombe dans l'étude clinique, ce qu'il avait toujours évité jusqu'à maintenant. Trop glacé, le texte déroule sa trame tracée d'avance (là n'est pas l'intérêt de la chose, j'entends bien) avec un ton trop maîtrisé, démiurgique, légèrement en surplomb, et c'est agaçant. Tout ça doit être très difficile à réussir, je le comprends, mais donne un texte presque expérimental, dénué de toute émotion et cette fois-ci de tout suspense. Le texte s'arrête d'ailleurs brusquement en son milieu, comme il aurait pu s'arrêter 10 pages avant ou 30 après. On aurait préféré que les livres de Ravey suivent un mouvement inverse, qu'ils gagnent en humanité, au lieu de perdre encore quelques degrés. Son point d'orgue a peut-être été Trois Jours chez ma tante, qui parvenait à être tout aussi entomologiste et en même temps chaleureux. Ici, on n'a plus que la glace, et on n'arrive pas à être réellement en empathie avec ce qu'on lit, ni avec les personnages, ni avec ce qui leur arrive. Un objet, certes intéressant, mais trop distancé.