Nous d'Alice Diop - 2022
Enfin une cinéaste jeune et "issue de l'immigration", comme on dit, qui ne fait pas de film sur la jeunesse "issue de l'immigration". Alice Diop, Française d'origine sénégalaise, prend bien ses racines comme point de départ de son film, mais s'écarte peu à peu avec gourmandise du film générationnel de banlieue pour parler d'un thème beaucoup plus vaste et plus intéressant : quand on parle de communauté française, quand on dit "Nous sommes français", de quoi ce "nous" est-il le nom ? Qu'est-ce qui lie le royaliste catholique de Versailles au petit mecton du 9-3, le chasseur à courre à l'écrivain corrézien, la femme de ménage immigrée à l'enfant ? Prenant le prétexte du chemin emprunté par le RER B, parcours qui devient peu à peu beaucoup plus mental que concret, Diop arpente les routes de France et de sa propre histoire pour tenter de déceler ce qui nous lie, ce qui fait un peuple par-delà les différences a priori inconciliables. Beau projet et intéressant, débarrassé de toute trace de discours identitaire, simplement tourné vers l'humain, regardant tous et toutes avec une égale bienveillance et un égal intérêt, Nous est un intelligent essai plein d'une soif communicative de rencontres, d'histoires et de partage. Ça pourrait être mièvre et bien-pensant, mais l'ambition de Diop dépasse largement le discours consensuel et cucul : en allant fouiller dans sa propre histoire familiale, en allant creuser jusque dans les endroits qui lui sont éloignés (la rencontre avec Bergougnioux, l'immersion dans la partie de chasse à courre, la séquence dans le milieu très mâle despotes de banlieue), la réalisatrice réussit une forme de portrait en coupe de la société française au temps T, et parvient dans un grand élan fraternel à nous lier, l'espace d'un film. Et on est tout surpris de se trouver des affinités avec ce papy qui observe patiemment les oiseaux (avant d'aller bousiller du cerf, certes) ou ces mecs de toute évidence plutôt fans de rap qui écoutent "La Foule" de Piaf. Pour ces moments-là, et pour la viabilité du projet sur le papier, Nous est un beau film, intelligent, qui regorge de séquences fortes.
Malheureusement le résultat n'est pas tout à fait à la hauteur des intentions de Diop. Trop morcelé, trop éclectique dans le style et dans la mise en scène, le film apparaît finalement comme une tentative d'organiser un puzzle d'images, et d'au final y coller un concept. Chaque séquence recèle de très belles choses, mais l'ensemble manque de cohésion : on a là du film d'archive familial, de l'interview, de la captation presque "objective, du reportage d'immersion, de la séquence façon Wiseman, du portrait, de l'auto-portrait,... autant de styles documentaires, mis bout à bout, et qui ont du mal à faire réellement un tout cohérent. Si on n'avait pas la voix off d'Alice Diop pour nous parler du concept, pour organiser tout ça, on aurait l'impression d'un raccord de court-métrages hétérogènes plus que d'un projet réfléchi. A l'image d'un plan innocent sur la fin du film : elle cadre des canardeaux qui s'ébattent dans un étang, passe un train qu'elle va cadrer à l'arrache, puis en revenant sur les canards elle tombe sur son père qu'elle se met à filmer, qu'elle interroge... Bref un beau bordel, assumé certes, mais un beau bordel quand même. Cette impression est rendue encore plus prégnante par le choix des séquences : comment peut-elle rendre compte de la diversité du peuple français et tout ensemble de son unité en servant une vision si parcellaire, si superficielle de de la France ? Sa petite dizaine de scènes ne suffit pas à donner un aperçu de ce fameux lien qu'elle traque ; il eut mieux valu resserrer ses séquences (certaines sont très longues), les diversifier, aller voir ailleurs, multiplier les milieux et les gens. Encore une fois, un petit soupçon d'avoir voulu coller ensemble des séquences qu'elle avait pour parvenir à leur faire dire quelque chose ensemble, plutôt que suivre un projet précis et écrit à l'avance... Dommage, parce que Diop a incontestablement du talent, pour cadrer, pour écouter, pour attraper la beauté et la fugacité des choses, qualités des vrais bons documentaristes. Le prochain sera le bon.