Singapour (Singapore) (1947) de John Brahm
On l'aime bien notre John Brahm en cette fin des forties, avec ces petits polars mâtinés de noir - et ce avant de vendre une partie de son âme à la téloche. Singapore, que d'aucuns diront un peu trop influencé par Casablanca, ne déroge pas à la règle : un lieu exotique, un héros au bout de sa vie (Fred MacMurray revient à Singapour où il a perdu cinq ans plus tôt femme et perles...), une femme fatale (Ava Gardner quand même, ça faisait longtemps qu'on ne l'avait pas vue), enfin surtout fatale à elle-même (devenue amnésique, elle ne sait plus trop à quel mâle se vouer), un commissaire suspicieux et fouineur (le trafic de perles est, on le sait tous, interdit en Malaisie), un mafieux sans scrupules, des touristes couillons comme des bidons... Bref, on a déjà tous les éléments en main pour constituer une solide intrigue. MacMurray ne sait pas vraiment pourquoi il revient en ces lieux où il a tout perdu, sûrement par nostalgie et une certaine énergie du désespoir ; espère-t-il vraiment un jour se refaire ? Croit-il encore en la thune (il pourrait exporter ces perles de façon légale mais il ne le fait pas non pas pour se faire plus de thune que par envie de jouer avec les autorités) ? Le vertigo ne le guette-t-il point quand il croise la copie conforme de la disparue ? Est-ce une autre, est-ce une personne qui trouve l'excuse de l'amnésie bien commode ? On est constamment dans ce genre de questionnement, dans ces zones d'ombre et jusqu'au bout on se demande si quelque chose pourra redonner un jour le sourire au Fred... L'amour ? Mais est-ce que l'amour existe, hein ?
On a des baisers chauds comme la braise, des scènes joliment ombrées derrière des stores, un héros dépité, une femme perdue, des seconds rôles en maraude : oui, il y a des éléments du noir même si Brahm ne joue pas cette carte à fond... Tout part un peu en quenouille dans ce climat tropical et les rêves du Fred d'avant guerre ont fondu comme neige au soleil. Il fait semblant de retrouver un semblant d'intérêt envers ses perles mais on sent bien qu'il prend surtout plaisir à s'amuser avec ce commissaire qui se croit plus malin que lui ou avec ces malfrats qui pensent pouvoir le coincer... Même ce second amour qui se présente à lui, il fait d'abord semblant d'y croire avant de se faire une raison : sa vie ne pourra être dorénavant que l'ombre de celle d'avant (il erre comme un fantôme dans ces rues humides)... Et on aime Brahm pour nous servir cette petite musique désenchantée tout en troussant une intrigue qui se tient... Oui, quand, sur la fin, on commence à passer du temps sur le tarmac, on ne peut s'empêcher de sourire un brin : ce sera le début de quoi, là ? D'une amitié ? Ou plus simplement la fin de quoi : d'un amour, d'une attirance pour ce pays, de ces années de folle jeunesse insouciante ?... On aura notre petit twist (une fin bien noire ou pas ? Ahh, c'est intéressant...) et on achèvera cette oeuvre un peu méconnue du Brahm en se disant que sans faire trop d'effort le bougre est parvenu à nous donner notre petite dose de dark frisson. Oui, pour.