Un Chariot pour Vienne (Kočár do Vidnĕ) (1966) de Karel Kachyna
Karel Kachyna, dont on avait déjà pu apprécier L'Oreille, signe avec ce Chariot pour Vienne une nouvelle œuvre très réussie, aussi bien sur le plan esthétique (cette forêt d'arbres noirs constamment dans la brume) que sur le plan du suspense (sur quel cou cette hache va tomber ? Attention à la). Pas besoin de trente mille figurants pour rendre un film passionnant : une simple situation de départ tendue (on est vers la fin de la seconde guerre mondiale : on apprend dans un texte liminaire qu'une jeune femme tchèque a perdu tragiquement son compagnon et que deux jeunes Autrichiens sont venus par la suite chez elle réquisitionner sa carriole ; ils comptent s'enfuir en Autriche), trois personnages, un esprit de vengeance (elle est à l'affût de la moindre seconde d'inattention pour passer à l'acte - ce d'autant que l'un des deux hommes est blessé), une hache (qui se trouve sous la carriole et que Kachyna, tel un Hitch des grands soirs, ne cesse de pointer de sa caméra à la moindre occasion). On est dès le départ dans ses petits souliers avec cet extraordinaire noir et blanc des sixties, cette ambiance de brouillard glaçante (ah tu me donnes une bonne vieille purée de pois, ça me fait ma soirée) et cette jeune femme, sous son voile noire, au visage tendu, au regard fixe. Alors qu'un des Autrichiens est en train d'agoniser, gisant sur le foin, à l'arrière de la carriole, l'autre, jeune, joue un peu les jolis cœurs. Il a l'air aussi naïf que la jeune femme a l'air revêche et décidé... La bougresse, à chaque halte (ce "brrrrrrrr" qu'elle lance et qui stoppe net les chevaux, j'adorrrrrre), tente d'escamoter une à une les affaires des Autrichiens : là un flingue, ici un couteau, là-bas une boussole... L'autre, un peu concon, concentré sur son pote qui n'est pas au mieux, ne se rend compte de rien : on sent bien qu'il va y passer à la prochaine étape pour peu qu'il tende son cou et là... schraaaack - ou pas.
C'est un petit jeu du chat et de la souris (elle ne montre rien, il tente de se montrer sympathique) dont on ne peut absolument point deviner l'issue. Est-il plus vicieux qu'il en a l'air, cet Autrichien, sous ses airs gentillets ? Est-elle plus tendre qu'elle ne veut le croire, cette jeune femme blonde qui pense pouvoir se débarrasser de ces deux intrus à la moindre occase ?... On attend, et chaque halte devient de plus en plus tendue (cette hache de plus en plus à portée de main, ces objets dont l'absence finira bien par se faire remarquer...). Le dispositif est a minima, mais Kachyna, qui filme magnifique la chose, sachant toujours faire dériver sa caméra vers un objet dont la présence (ou la future absence) risque d'être cruciale, parvient parfaitement à gérer tous les micro-rebondissements pour rendre son film passionnant jusqu'au bout. On sent l'humus, on sent la peur, on sent la tragédie, on sent le drame intime entre ces trois individus qui doivent pour le meilleur et surtout pour le pire partager un bout de chemin ensemble en ces heures définitivement troubles (et si la fin de la guerre avait déjà sonné, ajoutant à ce récit une petite dose d'absurde ?... et si les deux héros... brrrrrr... stop). On se régale de bout en bout à la vue de ce film qui magnifie, en les rendant quasiment odorant, chaque coin de mousse, chaque botte de foin, et qui met en scène avec brio ces deux jeunes gens de plus en plus suspicieux - à la fin, il n'en... allez savoir. La grande école tchèque, c'est clair, a encore frappé ! Nickel et brouillard.