Merci la Vie de Bertrand Blier - 1991
Certains films de Blier passent brillamment la barrière des ans (Buffet froid ou Trop belle pour toi), d'autres sentent déjà le vieillot. Et ce sont en général les plus expérimentaux, les tentatives qui paraissaient osées jadis s'avérant au final un peu usées aujourd'hui. Merci la Vie rentre dans cette catégorie, et c'est bien dommage : il y a dans ce film une vraie audace qui a dû secouer pas mal à l'époque (je me souviens de mon choc à sa vision d'alors), un style immédiatement reconnaissable, une "patte" d'auteur comme on dit. Mais pour le coup Blier a peut-être poussé le curseur un peu loin, et les limites de son cinéma fantaisiste, de ses mises en abimes incessantes, de ses scénarios-puzzle ont tendance à se montrer un peu trop. Reprenant le principe de quelques-uns de ces grands films kaléidoscopiques, il laisse son imagination flotter et diriger une histoire très décousue, qui est plus une succession de fantasmes mis sous forme de vignettes qu'une véritable trame. Comme son cerveau a tendance à souvent être en surchauffe, on assiste à un film de séquences, très éclaté, mélangeant les registres (mélodrame, comédie, film noir, érotisme) et les techniques (on va du noir et blanc au filtre orange, le présent se mêle aux flash-back, les rêves à la réalité) dans un joyeux foutoir pourtant très bien organisé par le metteur en scène. Malheureusement, si l'idée est intrigante sur la papier, elle donne un film très inégal, souvent trop "petit malin", trop ludique pour vraiment accrocher durablement. Entre deux numéros d'acteurs et trois provocations sexuelles, on fatigue un poil, d'autant que tous ne sont pas géniaux.
Ça commence par la rencontre improbable entre deux âmes perdues dans une petite ville balnéaire hors-saison : Camille (Charlotte Gainsbourg, en mode "je suis là, je ne fais rien, et ça passera bien") recueille Joëlle (Anouk Grinberg, une des responsables du vieillissement du film avec son jeu pénible de femme-enfant). Elles décident de devenir les meilleures amies du monde et d'aller faire un peu chier les hommes. Elles y réussiront pleinement entre ce pauvre Thierry Frémont sur lequel elles fondent comme un aigle sur sa proie et Gérard Depardieu, médecin douteux fasciné par les belles, ou Michel Blanc, dans le rôle du paternel pris entre son passé (l'Occupation) et son présent (le SIDA). La maladie est d'ailleurs omniprésente là-dedans, puisque Joëlle se traîne une vigoureuse syphilis qu'elle transmet à l'envi à ses partenaires mâles (aka toute la distribution masculine du film). Il faut ajouter à cette intrigue un film en train de se tourner sur la guerre, avec un Trintignant en caricature de général nazi et François Perrot en réalisateur roublard en lequel on reconnaît notre bougon Bertrand Blier. Tout ça se mélange en un seul flot, Michel Blanc peut se rencontrer plus vieux (Jean Carmet, très drôle), les temporalités peuvent se bousculer, les "strates de réalité" aussi (le film, puis tout à coup le film dans le film, puis tout à coup le film dans le film dans le film), on peut s'arrêter pour commenter ce qu'on est en train de faire, bref c'est du Blier en plein, avec ses thèmes habituels (les femmes, les hommes, le sexe, le désir, le cinéma).
Tout ça pourrait être sympathique, mais la machine tourne vite à vide. Pris dans une spirale stylistique en roue libre, Blier ne sait pas l'arrêter et se contente d'emboîter les séquences l'une dans l'autre, au petit bonheur, pour voir ce que ça donne. Ça donne parfois du bon, je ne dis pas, quand les acteurs et leur bagout viennent en appui du bon vieux délire blieresque (Depardieu est parfait, Carmet et Catherine Jacob aussi), ou quand, entre deux gauloiseries pas toujours fines, l'émotion se fait vraiment sentir (le petit visage triste de Grinberg, la bouille enfantine de Gainsbourg, et cette soif d'être aimées qu'elles expriment l'une et l'autre). Mais la plupart du temps, on fatigue devant ce film en sur-régime, qui ne sait pas s'arrêter et tente de faire un feu d'artifice de chaque seconde. Trop d'originalité à tout prix, comme si Blier voulait sans cesse casser les jouets qu'il est en train de nous présenter, comme si son film portait en lui sa propre destruction, comme s'il créait et en même temps envoyait sa création aux orties. Du cinéma impur, quoi, ce qui est une qualité, mais qui trop embrasse et mal étreint, ce qui est un défaut.