LIVRE : Maman pour le dîner (Mother for dinner) de Shalom Auslander - 2020
Shalom Auslander est un des types qui me font le plus rire au monde (avec Woody Allen, Shang et Valérie Pécresse), et c'est toujours un bonheur de retrouver sa verve explosive et son tempérament malpoli au gré de ses publications. On le sait, ce qui turlupine notre homme, c'est son obédience juive, qui lui permet certes d'user d'un humour typique de cette culture et donc délicieux, mais qui déclenche aussi chez lui névroses et phobies. Pour lutter contre cette dépression latente venue de sa religion, il pond ici un roman ravageur et couillu qui s'attaque de front au problème : Septième (c'est son prénom) fait partie d'une fratrie de 12 garçons (et une fille, mais bon, elle ne compte pas) tous placé sous l'effroyable joug de leur mère, Mudd. Une mère qui ne jure que par son appartenance à un groupe, à un peuple, à une tradition en train de s'éteindre : les Seltzer sont en effet "can-am", c'est-à-dire cannibales-américains. Il n'en reste que très peu, c'est pourquoi Mudd a mis son point d'honneur à consacrer sa vie à la perpétuation de la race. Au moment où elle va s'éteindre, elle réunit ses fils (et sa fille, mais bon) autour de son lit, pour faire le point sur leur fidélité à la tradition, leur rappeler quelques légendes can-am (toutes plus douteuses les unes que les autres), et surtout procéder au rite ultime : le débitage, la répartition et la consommation de son corps par tous ses fils, sinon pas d'héritage. Entre ceux qui ont quitté depuis longtemps la tradition can-am, ceux qui se sont dressé contre, ceux qui lui sont fidèles et ceux qui ont bien envie que la modernité les fasse passer à autre chose, le torchon va brûler au cours d'une nuit infernale, au cours de laquelle Septième va se remémorer les grandes étapes de son enfance et les grands principes de son peuple (absurdes, bêtes, illogiques et déconnectés de la réalité).
La farce est chargée, autant le dire. Auslander lâche les chiens pour qu'ils s'en prennent aux mollets des tenants d'une radicalité de la religion. Tout y passe, de l'histoire de son peuple aux rituels, de la mauvaise foi de ses prêcheurs au racisme latent de leurs préceptes. Très vite, on comprend que le cannibalisme lui permet de fustiger à boulets rouges sa propre religion, cet atavisme et ce respect forcé aux ancêtres et à des règles hors-d'âge qui emprisonnent les Juifs, les extraient de la société, les rend haineux, craintifs, tout entiers construits autour de la souffrance. Dans ses moins bons moments, on peut trouver que le roman est peu subtil, qu'il y va même au bulldozer pour défoncer comme il se doit l'intégrisme sous-jacent du judaïsme. Mais on se dit aussi que pour être porteur d'une telle colère, d'un tel dégoût, Auslander doit en avoir gros sur la patate, et que, mine de rien, il est bien rare de trouver une critique aussi directe de la religion. D'autant que le gars nous la maquille sous des outrances gaguesques parfaitement irrésistibles, et son sens de l'humour désamorce toute critique : on se marre vraiment beaucoup à la chose, contemplant avec ravissement la chute de toutes les sacro-saintes statues indéboulonnables que les religions érigent sans cesse. Moins drôle quand il aborde les problèmes de découpe ou de conservation de maman, certes (ça m'a rappelé le médiocre Pourquoi j'ai mangé mon père), mais imparable quand il décrit la stupidité des préceptes à respecter à la lettre ou le flou complet concernant les grands Héros du Peuple, ce type risque de se mettre à dos l'intégralité de la doxa juive, et on est bien content que quelqu'un le fasse. En tout cas, un livre hilarant, un raz de marée rigolard et sanglant, punk et rageur.