Travolta et moi de Patricia Mazuy - 1993
De tous les films issus de la formidable commande d'Arte intitulée "Tous les garçons et les filles de leur âge", Travolta et moi est un de ceux qui a le mieux résisté au temps, s'embellissant même avec les années. Ce n'était pas gagné pourtant, puisque Mazuy y cultivait une austérité et une absence de joie qui contredisait pas mal de ses compagnons de la série (Assayas, Téchiné ou Akerman s'ils mettaient tous du drame dans leurs films, considéraient en général la jeunesse comme une acmé). Ici, pas de félicité, pas de plus bel âge, pas de nostalgie rose bonbon : on est dans le dur, dans la chienne de vie, dans la déception sentimentale. Le portrait d'adolescente que nous offre Mazuy, et sa définition du monde de l'adolescence en général d'ailleurs, sont une série d'épreuves à passer, et qui se passent la plupart du temps dans la difficulté. Au départ, quand Christine est encore une enfant, qu'elle fantasme sur Travolta dans La Fièvre du samedi soir, ça commence plutôt dans le marivaudage adolescent et le sans-conséquence. Dans un bus, le "beau" Nicolas la drague (ah ces ados des années 70, moches comme des poux, mais sachant cultiver une posture d'intello rebelle qui les faisaient toutes craquer !) suite à un pari : jeu de regards, crâneries et fausses pudeurs, la scène est parfaite, joyeuse, insouciante... mais comporte déjà en elle une part de noirceur qui ne quitte jamais le film. Nicolas veut jouer avec Christine, la manipuler, la faire passer d'un extrême à l'autre, et il va parfaitement y réussir : la longue séquence suivante, qui nous montre la jeune fille prisonnière de la boulangerie familiale, contrainte de vendre des baguettes alors que son amoureux l'attend, est une véritable torture que tout ado amoureux a connue. La frustration est palpable, et se traduit par une mise en scène fiévreuse, au plus près des corps, mobile, qui enferme complètement les personnages dans ses cadres, qui nous perd volontairement dans les espaces. Remarquable travail de traduction d'une émotion intérieure par les mouvements de la caméra, et virement subit du film : nous voilà dans la souffrance, dans les tortures de l'amour, dans l'injustice d'être une enfant dans un monde d'adultes, dans la privation de liberté totale. Mazuy connaît parfaitement les émotions de la jeunesse, et trouve ici une façon très directe de nous les faire ressentir.
Enfin, il y a cette très longue séquence un peu déconnectée de tout de fête (passage obligé de la série). Au sein d'une patinoire symbolique d'un territoire entier, qu'on pourrait appeler "L'Adolescence", les amours de Christine et Nicolas se dénouent au son des musiques rock de l'époque. Celles-ci sont superbement choisies pour exprimer, là aussi, la métamorphose de l'enfant à la jeune adulte : on passe de la douceur sucrée des Bee Gees au rock déstructuré de Nina Hagen puis au punk des Clash, et avec cette évolution musicale, Christine change, abandonne ses amours de jeunesse nocifs et romantico-naïfs, se tourne vers l'avenir. Un homme l'entraîne sur la piste, les groupes humains se font et se défont, Nicolas meurt, bref c'est symboliquement un passage qui se fait, et le côté irréaliste de la scène ajoute à l'allégorie de la chose. Comme Sciamma le fera avec Naissance des pieuvres, Mazuy utilise les outils techniques du cinéma pour exprimer quelque chose de l'ordre du charnel, du sanguin, quelque chose de subtil et d'assez indicible, et quelque chose qui est violemment relié à la jeunesse. Jeunesse regardée ici à sa hauteur, sans leçon de morale, sans jugement d'adulte : Mazuy comprend parfaitement cet âge, et nous le donne à éprouver. C'est magnifique, intelligent, bouleversant. Si par la suite, le cinéma de Mazuy a pu nous décevoir souvent, ce film-là reste son chef d’œuvre.