Nitram (2022) de Justin Kurzel
Autre invité cannois cette année (et récompensé du prix d'interprétation masculine, on y revient), Nitram suit la trajectoire d'un type pour le moins azimuté : pas besoin d'un miroir d'ailleurs pour se rendre que son surnom-même n'est qu'un reflet de sa folie bipolaire. Nous sommes dans les 90's, dans un petit bled de Tasmanie (on voyage, sur Shangols) où l'ami Nitram fout le bordel ; rien de vraiment étonnant de s'amuser avec des pétards quand on est gamin, c'est plus inquiétant quand on est adulte ; le type avec ses longs cheveux gras, son teint rouge et son air constamment buté ferait passer Greystoke pour un trader. Aucun doute que le type n'a pas l'air franchement bien dans sa peau et ses petites crises de colère semblent assez symptomatiques d'un caractère pour le moins trouble et fougueux. Pour "veiller" sur lui il y a sa mère (Judy Davis, ultra pincée et coincée : on sent qu'elle aurait préféré avoir un enfant plus calme) et son pater bonne pâte devant l'absolu : il cherche toujours à apaiser les choses et à trouver une excuse devant les excès de son gamin... Bien... Nitram va commencer à faire preuve d'un petit poil d'autonomie en rencontrant par hasard une curieuse dame entre deux âges, friquée et solitaire ; elle le prend sous son aile, le couvre de cadeau (allez tiens, une bagnole) et notre Nitram, qui prend la confiance, vient s'installer chez elle après une énième crise chez ses parents : le chemin de la rédemption ou le point de départ de la déliquescence ?
Le problème avec ce genre d’œuvre c'est de faire d'un type dingue le personnage principal comme pour mieux attirer notre empathie - genre, "bon, il a pas l'air tout à fait net, mais il est juste un peu marginal, soyons tolérant"... Du même coup, on avale certaines couleuvres (on passe sur la gravité de certains faits, j'y reviens), on a tendance à prendre sa défense contre ceux qui le rejettent (la mère, en particulier, très critique envers les actions de son bambin, paraît affreusement revêche et cruelle) comme s'il s'agissait plus d'une victime que d'un danger potentiel ; puis, on finit par assister à l'inimaginable (alors, vous non plus vous n'aviez rien vu venir !) le réalisateur nous plongeant soudainement dans l'horreur comme pour mieux nous cueillir ; c'est un tantinet manipulateur... Le pire, c'est que le scénario fait, quand ça l'arrange, l'impasse sur nombre de justifications : le type conduit sans permis, ok ça passe, c'est la Tasmanie, le type provoque un accident en voiture (comme passager : il tourne le volant de la conductrice, il est coutumier du fait) et hérite d'une rondelette somme d'argent, il n'y pas d'enquête. Le type frappe son pater, on laisse faire. Il menace des propriétaires de les chasser, il n'est pas inquiété par la suite. Il achète des armes sans permis, tout le monde s'en fout... On assiste à une suite d'irresponsabilités citoyennes et l'on se dit que soit le réalisateur charge la mule, soit les Tasmaniens font un peu preuve de laxisme... Cette chronique d'un massacre plus ou moins annoncé (un scénario déjà copieusement usé) ne fait finalement guère dans la dentelle à l'image (tout se recoupe) du jeu pour le moins "incarné" de Caleb Landry Jones : on assiste là plus à une performance "pour l'Oscar" qu'à la cannoise (on n'est pas dans la subtilité fine, voyez) et le film repose finalement un peu trop sur ce personnage de "gentil fou mal dans sa peau" qui se transforme au contact des armes à feu "en vrai fou vengeur". La faute principale revenant aux armes à feu, d'ailleurs ? Hum, sans être mauvaise langue (même si cela fait mal aux fesses pour le coup), on assiste juste à un enchaînement d'irresponsabilités grossières qui fait méchamment froid dans le dos - le type aurait pu tuer toute la population à coup d'arbalète avec la même liberté de champ. Une illustration honnête d'un fait divers avec un personnage marquant, selon la formule, mais avec des ficelles scénaristiques un peu élimées et faciles. (Shang - 04/12/21)
J'avoue ne pas bien comprendre la critique de mon comparse, qui m'a l'air de charger plus la société tasmanienne que le film lui-même. Oui, le type a pu s'acheter des armes en toute liberté, passer à travers les mailles du filet de la justice à maintes reprises, pu se promener en pleine nature sans jamais être pris en charge, mais en quoi le film fait dans la facilité en montrant tout ça tel quel ? Il aurait été beaucoup, plus lourd de condamner les actes de Nitram, de dire "Tuer, c'est mal", non ? Je n'ai d'autre part jamais eu l'impression que le réalisateur l'excusait, voulait nous le rendre sympathique, cherchait à le racheter au cours du film : plutôt objectivement, il se contente de filmer les faits, pointant simplement les carences d'une société incapable d'accompagner ou d'aider la folie évidente du gars, l'encourageant même par certains cotés. Tout ce qui arrive dans le film semble être arrivé dans la réalité, la documentation autour de ce fait réel semble plutôt bien faite, et j'ai passé pour ma part le film entier tendu comme un arc à regarder ce type complètement déclaveté agir en toute liberté, en attendant bien sûr le moment où ça va déborder. Ce qu'il y a, c'est que Kurzel ne pose pas de jugement moral sur Nitram, qu'il ne cherche pas à justifier son acte mais qu'il ne cherche pas à le placer du côté des monstres non plus. Il montre avec beaucoup de talent une folie se construire, par couches successives : le garçon va de plus en plus loin dans la démence, et c'est comme si tous ceux qui l'entourent (la solitaire qui ne trouve comme argument que "Il me fait rire", la mère mal aimante, le père démissionnaire) laissaient se développer cette folie sans réagir.
J'ai trouvé le ton du film parfait, la distance de Kurzel idéale pour filmer ça, à la fois très près de son acteur et un peu à l'écart, comme un observateur tout aussi effaré que nous. Il ne quitte pas d'une semelle son acteur (autre point de dissension avec mon Shang : je l'ai trouvé vraiment super, très loin justement des compositions à Oscar, complètement crédible sans en rajouter. Mais il est vrai qu'on n'a jamais été d'accord sur les acteurs...) et fait bien : il en épouse ainsi le point de vue "vrillé", nous fait voir le monde par la brutalité des rapports humains qu'il a à endurer ; mais nous surprend en même temps par ses réactions aberrantes (le cassage de gueule du père est un grand moment de gêne, au cours duquel la mère ne réagit d'ailleurs pas du tout), ce qui rend le film schizophrène à mort. Bref, j'ai bien adhéré à ce film, qui n'a comme tort que d'arriver après quelques chefs-d’œuvre sur le même thème (c'est le modèle Elephant, et c'est loin d'être aussi bien). Mais on pourrait bien être là face à un des 5 bons films australiens de l'histoire du cinéma (et j'ai pas dit "5 meilleurs films"). (Gols - 19/05/22)