On the Bowery (1956) de Lionel Rogosin
Aaah l'alcool, cette usine à rêve qui nous permet de faire de si belles rencontres. Alors, oui, non, pas toujours. Rogosin plante sa caméra dans le quartier de Bowery à New York et nous donne à voir une belle armada de vainqueurs. Des gars saouls, il y en a à la pelle, sur ce trottoir notamment où viennent échouer ces rois de l'alcoolisme, ces champions du monde de la bière fadasse et du mauvais vin. Rogosin en filme quelques-uns droit dans les yeux, des yeux qui suintent l'excès, ou droit dans le pif, des pifs qui feraient rougir des fraises. Devant un verre d'alcool tout le monde est égal et après douze tout le monde l'est encore - mais sur le bitume. Les réveils tomahawk, avec les yeux qui refusent de s'ouvrir et les valises sous les yeux dont on a perdu le code, les réveils brutaux par des flics qui peuvent enfin avoir la main mise sur un vagabond sans avoir à lui faire une balayette - l'alcoolique ne réagit guère, sauf si tu lui piques sa dernière bouteille, puis non, il ne sait déjà plus ce que tu viens de lui prendre -, les réveils hébétés où tu ne sais plus dans quelle rue tu habites, et pour cause puisque toutes les rues sont devenues dorénavant des logements éventuels. Rogosin, tout en filmant des discussions avinées qui s'enveniment, tout en filmant des colères soudaines entre poivrots plus même bons pour faire de la soupe, tout en captant des regards qui ne captent plus rien, suit les traces d'un nouveau venu dans ces lieux : il a travaillé ailleurs, il cherche un lieu pour dormir, un petit boulot... Il boit un verre, paye sa tournée, en boit d'autres, fait le tour du quartier avec un acolyte qui donne envie de jouer aux anagrammes, tournée des grands ducs, boit un dernier verre, s'écroule, et se fait piquer sa valise par son fidèle pote d'un soir...
On le retrouve moins vaillant prêt à se taper une messe (l'enfer, c'est l'apôtre) pour avoir droit à une soupe et un lit - Rogosin, disons-le maintenant, a le don pour mélanger l'ambiance du coin avec sa petite historiette, une historiette qui prend d'ailleurs à la longue de moins en moins des allures de fiction (quand son héros se prend une murge, le type est plus vrai que nature... doit véritablement être bourré, le gars, vu la gueule décatie qu'il finit par se payer... bref) ; on retrouve dans cette église, notamment, une belle armée de perdants qui ne jouent plus aucun rôle, des alcooliques à vie qui ont juré, pour un soir, hein, au moins, qu'on ne les y reprendra plus ; p'us une goutte, te'miné... Mouais, notre héros, lui, vaillant, encore lucide, ne tient pas une soirée dans cette ambiance glauque où l'on étale des journaux à terre pour se donner l'illusion d'une couche molle et repart s'en taper un petit... ou plus si affinité... Une rechute, une beuverie, une belle, une de celle dont on ne se souviendra plus à vie... Il retrouve le bitume, toujours plus dur... Un cycle infernal ? Pas forcément s'il écoute un bon saint-bernard (...), ce sacré vieux fumier de pote qui ne sacrifierait en rien son propre tonneau... Un doc, comment dire, in situ, totalement immersif, où la véracité de l'alcool (in vino veritas, si) finit par noyer sa propre fiction. A consommer sans modération.