Nous sommes tous encore ici d'Anne-Marie Miéville - 1996
Avoue, très chère, que je ne suis qu'un ami à vous.
Très chère, cause de mes insomnies.
Je voue à vous une estime infinie.
Je vous avoue que rien n'est fini.
Je ne m’attendais certes pas à être autant touché par ce film, que j'envisageais comme un machin intello et cultureux ardu, épouse de JLG oblige. Mais Nous sommes tous encore ici m'a cueilli en douceur, et j'y ai finalement trouvé à peu près l'inverse d'un pensum : un film profondément émouvant sur l'état d'un couple (en l'occurrence celui formé par Miéville et Godard), le portrait sévère mais amoureux d'un homme aimé (en l'occurrence Godard), un magnifique hommage à la parole et au dialogue, et finalement un discret et troublant essai sur ce qu'est la vie à deux. Avant d'en arriver à ce cœur brûlant, c'est vrai qu'il faut en passer par deux "introductions" un peu plus cérébrales, et dont on a un peu de mal à voir le rapport avec la partie principale. Le film s'ouvre sur une joute verbale assez joyeuse entre Aurore Clément et Bernadette Lafont, sur un dialogue de Platon. Bernadette s'active, repasse, fait le ménage, Aurore la harcèle, la prend en défaut, la titille pour lui faire dire enfin la vérité. Le sujet : le bien et le mal, la bonté et la justesse. Les deux comédiennes semblent s'amuser beaucoup à transposer dans le quotidien trivial les hautes pensées antiques, et il faut reconnaître que nous aussi, on apprécie ce petit jeu, d'autant que les deux bougresses sont assez talentueuses pour faire passer l'austère dialogue dans la joie et la simplicité.
Le rideau tombe alors sur cette première partie, littéralement, puis changement d'ambiance : monologue d'Hannah Arendt sur le totalitarisme, ânonné par un Godard un peu perdu sur une scène de théâtre. On a plus de mal à suivre, parce que notre ami, mal voire pas dirigé, a du mal à nous faire écouter cette grammaire complexe, cette construction de phrase sophistiquée. On commence à se dire que le JLG des années 70, qui a rencontré Miéville, a peut-être bien contaminé ce film, qui devient trop complexe, trop érudit, trop intello. Les voix off du tout début du film avaient prévenu : impossible de trouver des producteurs assez courageux pour mettre de l'argent dans le film qu'on va (pourtant) voir. On se dit qu'ils avaient peut-être raison.
Et puis, subitement, troisième ambiance, et là on touche à la magie. Levant un à un les voiles de son intellectualisme, mais conservant son esprit poétique, savant, érudit, Miéville y filme un couple dans tous ses états : lui, grincheux, vieillissant, maladroit, de mauvaise foi (Godard) ; elle, agaçante, trop aux petits soins, remettant tout en cause (Miéville, mais interprétée par Aurore Clément). La réalisatrice filme au plus près ces deux êtres si différents mais si en osmose, au plus près, relevant autant leur petites disputes que leurs élans d'amour, leurs petites manies agaçantes que leurs pointes poétiques, leurs travers que leurs grandeurs. C'est peu à peu à un portrait tout cru de Godard qu'on assiste, et un Godard complètement inattendu : d'abord parce qu'il s'avère un excellent comédien, ensuite parce qu'il est d'une honnêteté par rapport à lui-même qui bluffe vraiment, et qu'il est souvent très drôle, ou très sentimental au premier degré. A ceux qui prennent encore le gusse pour un austère ermite, on conseillera de le regarder renverser son verre au resto, râler en train, rabrouer les gens qui veulent s'occuper de lui, essayer le bonnet de sa femme, ou débiter quelques poèmes magnifiquement sentimentaux avec une sincérité totale. On n'avait jamais vu le bougre comme ça, et la découverte est renversante. Le film tente une sorte de burlesque triste, tout en clair obscur, tout en gros plans, tout en mots, mais envahi par le corps de JLG, dont on connaît les vertus d'acrobate. Mais il réussit en tout cas la prouesse rare d'être filmé "à la première personne", de constituer ainsi une déclaration d'amour total au complice de la vie de la réalisatrice, et d'être, à l'instar d'un Straub, un acte essentiel de filmage de la parole : qu'elle soit amoureuse n'enlève rien à la douce beauté de ce grand moment déconnecté de tout. Profond et touchant.