France de Bruno Dumont - 2021
On commence à bien connaître notre Bruno Dumont : ouvrez-lui une porte, il empruntera la fenêtre ; ouvrez-lui la fenêtre, il arrivera par la cave. C'est donc dans un champ inexploré par lui jusqu'à maintenant qu'il vient moissonner cette fois-ci, en fabriquant un film hybride et pas facile qui brasse un peu toutes ses inspirations : il y a du comique, du tragique, du mélodrame, du génial et du raté, du ridicule assumé et de la grande mise en scène, de la musique de Christophe, de la star mélangée au petit mec amateur et mauvais comme un cochon, bref voilà du Dumont en plein, frondeur et tourmenté comme il se doit. Ce qui ne change pas cela dit dans son cinéma : sa thématique, à savoir comment rester digne dans un monde de fou, comment avoir la foi dans un monde matérialiste, comment parler de morale dans un monde qui en est privé ? La morale, voilà la grande affaire du gars, et pas étonnant qu'il choisisse la forme de la fable pour développer le sujet. Voici donc Léa Seydoux, alias France de Meurs (tout jeu de mot est accepté ici), journaliste starifiée à la Claire Chazal, présentatrice d'un JT tout en drames mondiaux, tutoyant les grands et courant parfois à l'autre bout du monde pour se mettre en scène dans les différentes guerres de notre planète. Dans un premier temps, on se dit que Dumont s'attaque un peu lourdement aux médias : le portrait à charge de cette star devenue insensible à force de croiser le malheur, organisant des débats politiques venimeux avant de papoter amicalement hors antenne avec ces messieurs, mimant des gestes obscènes avec son assistante (Blanche Gardin) face à Macron, remettant en scène les actes des talibans qui lui semblent trop mollassons, tout ça est appuyé ; et on a beau savoir que Dumont est un adepte du "too much" (remember Ma Loute), on ne peut s'empêcher de soupirer devant la charge au bulldozer et devant l'aspect théâtre de Guignol du scénario.
Et puis peu à peu, très intelligemment, le film vrille, se retourne : France renverse un pauvre gars en scooter, et voilà que le monde, subitement, se met à la toucher, voilà que les larmes qui coulent sur sa jolie frimousse apprêtée (très joli maquillage, c'est assez rare de le mentionner) apparaissent plus sincères. A partir de ce petit événement, France va dévoiler sa vraie nature : elle est une enfant d'aujourd'hui, perplexe et insensibilisée, dans le flou total face aux misères de ce monde et à la sphère intime. Le regard de Seydoux, très souvent voilé de larmes, est très expressif dans ce regard qu'elle porte aux choses, à la fois extérieure, cynique, pro jusqu'à l'effroi, et enfantine, désemparée, perdue. Face à elle, la société lui apparaît au mieux indifférente (les gens qui réclament un selfie de façon mécanique, sans passion), au pire insensée. Seul petit îlot de sincérité dans ce chaos : son mari (Biolay, à chier), gros neuneu bienveillant. En vrai moraliste, Dumont tente de parler de notre société d'aujourd'hui, immature et cruelle, éphémère et triste. Si ce qui en ressort est parfois un peu réac, parfois un peu lourdement démontré, on est touché à beaucoup d'endroits du film, par la justesse du ton, par cette sensibilité dissimulée qui se cache sous le dispositif hyper décalé et ironique.
Surtout, la mise en scène est extraordinaire. Le sens du cadre westernien qui se déploie jusque dans les paysages les plus triviaux, la distance parfaite de la caméra, le rythme minutieux des séquences, la beauté des champs/contre-champs, l'art de désaxer les regards pour faire en sorte qu'ils ne se répondent jamais tout à fait, tout ça est d'une prodigieuse invention. On retient le plan sublime du visage de Seydoux qui se tord sous une grimace monstrueuse, la rendant laide comme un pou, en contre-plongée à travers le volant de sa voiture ; on retient le plan qui pulvérise la notion de profondeur de champ, avec Seydoux qui fait sa gym dans la neige avant de regagner le premier plan et qu'une main traverse l'écran pour se tendre vers elle ; on retient la scène subtilement montée de la rencontre avec Macron, ou les plans presque religieux sur le village afghan. A chaque fois, on retrouve le regard rigoureux et implacable de Dumont, son sens de la réalisation, qui compense cette fois-ci les longueurs du film (j'aurais coupé une bonne demi-heure) et les flous d'un scénario qui manque un poil d'ampleur. Un des films les moins grandioses de Dumont, ça reste quand même un grand film. (Gols 02/09/21)
On aime (ou pas) chez Dumont cette façon de jouer avec la brisure, avec la fêlure, chez ses personnages, avec cette frontière floue entre le grotesque et le sérieux, entre l'absurde et le tragique. France, ici, est au centre de toutes ses tendances, forte et faible, ambitieuse à en crever et fragile, sans émotion vraie et débordante de larmes. Elle incarne une parfaite enfant de la société de l'information-spectacle toujours soucieuse d'être au plus près de l'actualité, de jouer les intermédiaires entre les faits et son public et surtout toujours préoccupée par son image, mettant en scène tout ce qu'elle entreprend. Si son assistante, Gardin, incarne la vulgarité crasse de ce milieu, est d'une lucidité cynique par rapport à la réussite, France demeure toutefois encore quelqu'un capable d'être sauvée : si elle pleure au cours d'un reportage, si ces larmes sont aussi fausses que son maquillage et que ses préoccupations humanitaires, ce n'est pas foncièrement par manque de coeur, c'est uniquement pour renvoyer l'image que l'on attend d'elle dans ce genre de situation. Une femme-spectacle qui n'a eu jusque là qu'une ambition : parvenir au top, faire vibrer pour être adulée... Seulement voilà, l'agent (Gardin) ne fait pas le bonheur et le succès n'apporte pas grand chose : un mariage triste à mourir (Biolay, droopesque, c'est la seule corde d'acteur qu'il a à son arc), un gamin incontrôlable, et une notoriété qui finit par la saouler. L'accident qu'elle provoque lui permettra de se rapprocher quelque peu de la réalité, provoquera une première fêlure dans sa cuirasse mais le chemin de la rédemption est encore loin...
France (deux (fois)) meurt (un dérapage en direct, des proches qui tombent dans le ravin) et devra quelque peu s'ouvrir au monde et au pardon pour retrouver un semblant de vie, un semblant d'amour, un semblant de vérité - après avoir parcouru tout au long de sa carrière les champs de bataille en ne pensant qu'à son image, inconsciente pour cela du danger, elle prend enfin conscience de la violence du monde au coin même de sa rue : elle a fini de ne penser qu'à son reflet et trouve enfin une épaule pour construire quelque chose de réel, de vrai. Dumont, intelligemment, a tendance à filmer son héroïne plein cadre comme si sa vie (constamment mise en scène) était un reflet de sa position sur l'écran télé. L'emploi de transparences très voyantes ajoute un petit côté artificiel à cette existence auto-centré (le point est constamment fait sur elle, reflétant ainsi la seule chose qui l'obsède) et le mélange d'acteur professionnel (Seydoux trouve ici vraiment un rôle à sa mesure) et d'acteurs amateurs (Biolay et d'autres quidams plus ou moins à l'aise - mais c'est le jeu) trouve ici tout son sens : alors même qu'elle parvient à contrôler chacun de ses gestes, de ses mimiques, de ses intonations, dans ce monde de l'image où elle n'a de cesse de vivre, les autres (naturels, sans calcul) ne peuvent atteindre à cette maîtrise de jeu, de professionnalisme... Il faudra du temps pour que cette pleureuse sur commande redonne du goût à ses larmes, pour qu'elle s'affranchisse de cette volonté de paraître pour retrouver la vraie France (la Somme après ce somme(t) parisien autocentré). Dumont livre une nouvelle œuvre d’équilibriste parfaitement maitrisée où Léa donne une image de cette France avec toutes ses couleurs (ses tenues blanches, bleues ou rouges) et ses ambiguïtés. De la société du spectacle sans âme au spectacle monstrueux et poignant de cette société. Du bon, Dumont. (Shang 05/12/21)