LIVRE : Plateforme de Michel Houellebecq - 2001
On a beau faire la grimace dès que le nom de Houellebecq est prononcé, l'accusant d'être un type d'extrême-droite ou un nihiliste sans rémission, ouvrir un livre du bougre vous apporte un vent de littérature, ce qui en ces temps ne fait pas de mal. Ouvrez Plateforme, et en deux phrases vous êtes dans un univers, dans un style, dans un caractère, ce que les auteurs d'aujourd'hui n'arrivent à faire qu'à de très rares exceptions. Ce qui est marquant aussi, c'est que, à relire aujourd'hui ses vieux romans, on se rend compte, ô combien, que le gars est un véritable prophète, et qu'il avait anticipé le monde d'aujourd'hui avec une intelligence sociologique incroyable. Ce roman-là, qui a tout de même 20 ans, traite du tourisme sexuel, et on y lit tout ce qui grignote le monde du divertissement aujourd'hui : l’égoïsme, le capitalisme, la lassitude de la découverte d'un ailleurs au profit d'une volonté de s'accaparer le monde. Michel travaille au Ministère de la Culture et, pour se changer les idées, pour tuer le temps, par ennui, s'offre un voyage en Thaïlande. Là-bas, il découvre que les excursions culturelles et les découvertes des sites sont bien moins intéressantes que les prostituées locales, véritables bienfaitrices. Il y rencontre également Valérie, qui travaille dans le tourisme. Revenu en France, ils décident tous les deux de monter un projet qui leur tient à cœur : organiser les vacances des gens non en fonction du pittoresque ou des animations, mais autour du sexe et de la prostitution. Projet éminemment cynique et désespéré, mais qui rencontre immédiatement un succès énorme. Michel et Valérie ont trouvé la solution : tout le malheur des hommes vient de ce qu'ils ne savent pas demeurer à baiser dans leur chambre ; et ont peut-être bien inventé le paradis du XXIème siècle : un monde de sexe, où la séduction est oubliée, où vos besoins les plus directs sont exaucés tout de suite.
C'est le style-Houellebecq le plus brillant qui soit, celui qu'il a un peu laissé tomber depuis La Carte et le Territoire : un subtil mélange d'humour provocateur absolument irrésistible, de tristesse quasi-romantique dans ce regard désabusé sur les hommes, d'intelligence aiguë dans la compréhension des rouages du monde, de cynisme et de lucidité. Le style est brillantissime, que Houellebecq nous assassine avec une formule lapidaire, nous fasse patienter avec des longes pages sur la culture ou sur la philosophie du tourisme, ou nous tue le cœur avec ces pages d'une tristesse infinie quand tout se consomme dans la vanité des choses. Le monde selon Houellebecq est certes un cloaque fait de profit, d’orgueil minable, de domination, d'égo-centrage, de petitesses, et il ne semble pas donner très cher de ses contemporains ; la grande différence avec la supériorité des autres écrivains par rapport à leurs personnages, c'est que lui ne s'exclut pas du groupe ; il est humain tout autant, c'est-à-dire un nid de névroses, d'obsessions, de psychoses. Il raconte son histoire avec un flegme total, bien conscient que l'humanité court à sa perte ; si elle peut le faire entre les cuisses d'une jolie fille, c'est toujours ça de pris. C'est ce ton désabusé qui fait qu'on rigole beaucoup devant les skuds du gars, qui se situe systématiquement à revers du bon goût ou de la pensée dominante. Mais au milieu de toute cette morgue et de cette violence, il écrit des passages bouleversants sur l'amour (Michel a trouvé en cette Valérie une âme-sœur, et reconnait la force de l'amour), sur la solitude, sur la dépression. Il trousse des scènes de sexe très crues et génialement écrites. Et il raconte également une histoire qui tient toutes ses promesses, pleine de suspense. Il semble faire tout ça avec une facilité totale, alors qu'on imagine bien qu'obtenir un tel équilibre dans les phrases et dans la construction d'ensemble, arriver à un tel "flow" tout en gardant les rênes, trouver sans cesse le mot exact qui va toucher son but et nous vriller le cœur, n'est pas chose aisée. On ferme ce livre magnifique, drôle, futé, palpitant, avec l'envie folle d'y revenir encore : Plateforme est un des trois meilleurs Houellebecq, et Houellebecq un des trois plus grands auteurs d'aujourd'hui.