LIVRE : Héros et Tombes (Sobre héroes y tumbas) d'Ernesto Sábato - 1961
Il est bon parfois de s'immerger corps et âme dans un de ces bons vieux gros pavés ardus, histoire de vérifier que l'exigence, en littérature au moins, n'est pas morte. Et on le vérifie, diable, avec ce Héros et Tombes, grand œuvre de Sábato d'une ambition démesurée, qui tente en un seul mouvement de brasser tout ce qu'il y a à dire sur Buenos Aires : géographie, mythologie, histoire, poésie, politique, imaginaire. Pour ce faire, il démarre sur la piste la plus épurée qui soit : un homme aime une femme. Que cette dernière, on l'apprend dès l'ouverture, soit morte en s'immolant et en entraînant avec elle son père, va pourtant faire passer le roman du côté d'une sorte de polar rêveur, anxieux même pourrait-on dire : Martin, jeune héros un peu niais de ce conte bien sombre, va en même temps être fasciné par le mystère qui se dégage de cette femme fatale et tenter d'en percer les secrets, qui sont vastes. La belle ne cesse de lui échapper, de se livrer à lui puis de lui glisser entre les doigts comme une anguille, de disparaître pendant de longs jours, de côtoyer des gens bien louches et interlopes, rendant notre brave Martin à moitié cinglé d'amour et d'attente. Plus on avance dans le livre, qui prend plus souvent qu'à son tour des allures de labyrinthe complexe, plus les personnages deviennent mystérieux, inatteignables, plus les amis et connaissances d'Alejandra se chargent d'une aura presque fantastique. On est dans la littérature sud-américaine, dans laquelle on sait que le rêve, le merveilleux, le cauchemar peuvent faire leur apparition au détour de n'importe quelle page, y compris d'un passage très réaliste ou politique. Ici, sans jamais tomber réellement dans l'onirisme, les personnages, à force de cultiver l'énigme, frôlent parfois les créatures fantastiques.
Il ne se passe pratiquement rien dans ces deux premières parties. Mais Sábato a une faculté surnaturelle de rendre palpable les atmosphères de la ville, de ses petits bars enfumés, de ses ruelles sombres, de sa crasse, de ses personnages louches et de sa propension à évoquer le mystère. Si le sujet peut sembler un peu chiant, on est subjugué par l'écriture, qui possède un pouvoir de suggestion qui rend les pages les plus descriptives d'une extraordinaire densité. Ce type possède comme personne l'art du mot juste pour célébrer Buenos Aires dans toutes ses dimensions, et cette histoire a priori banale prend bientôt des allures d'épopée amoureuse au sein d'un gigantesque dédale, au sens mythologique du terme. Pour mieux nous en convaincre, la troisième partie, vraiment géniale, arrive comme un saut de disque, une vrille vers un autre monde. La trame se décroche, nous voilà dans une autre histoire, celle du père d'Alejandra. Celui-ci est obsédé par l'idée que les aveugles ont constitué une sorte de caste sectaire, véritable empire qui élimine ceux qui percent leurs secrets. Délire paranoïaque dû à la folie du personnage, ou réelle machination, Sábato refuse de trancher et de nous dévoiler la clé du bazar. Mais Fernando, lui, part sur la trace de ces aveugles, et son périple le mènera aux confins de sa propre folie ou d'un monde pour le coup très onirique, mystique, qui a autant à voir avec un tableau de Bosch qu'avec les plus grands délires de Lautréamont. Quelques pages somptueuses concluent cette partie, véritable chef-d’œuvre d'imagination, de peur, de fascination : le monde qui y est décrit use d'une cosmogonie infiniment riche. Dommage que la partie qui conclue le livre soit si inintéressante, Sábato s'y perdant dans des considérations historiques qui échappent au lecteur lambda et qui se rapprochent parfois de Laurent Gaudé dans ses moments les plus lourdement lyriques. Si j'ai un conseil à vous donner, c'est de lire à tout prix la troisième partie, qui constitue un livre à elle seule, et qui vous donnera la quintessence de Héros et Tombes : les trois autres sont formidables à différents niveaux, mais celle-ci peut figurer sans problème dans les plus belles pages de ce réalisme poétique si cher aux Argentins.