LIVRE : L'Hôtel de verre (The Glass Hotel) de Emily St. John Mandel - 2020
Un roman qui figure dans les 17 livres préférés d'Obama, tel est l'argument de vente de Rivages. Je pose la question : qui a demandé une liste de 17 ouvrages, et pas 15 ou 20 ? Et en quoi les goûts de Obama en matière de littérature seraient plus valables que ceux de mon boucher-charcutier ? Fin de l'intro, mais on démarre ce bouquin un peu énervé par cette entube à peine déguisée. Ceci dit, dès les premières pages, on se rassure : voilà un vrai beau roman complexe et stylé, étrange et qui vous reste méchamment en tête des jours après la lecture. St. John Mandel tournait autour depuis pas mal de temps, y était presque arrivée avec son livre précédent, mais là, c'est avéré : elle a enfin réussi un magnifique roman qui parle de son temps, mélancolique et effrayant, une sorte de livre-somme qui brasse aussi bien la politique contemporaine que les plus intimes battements du cœur, le thriller et la poésie, le fantastique et la fresque, le tout dans un subtil échafaudage. La construction de L'Hôtel de verre est en effet délicieusement sophistiquée : elle brasse un nombre conséquent de personnages pris dans un même souffle, et le fait au moyen de chapitres très irréguliers dans leur longueur, de parties qui se jouent de la chronologie, de sous-parties qui viennent s'enchâsser dans les sous-parties, de longues pages hantées au sein desquelles peut subitement éclater un événement majeur dans la trame ; bref c'est complexe, et on perd très vite le sens du plan général pour se laisser entraîner dans ce flot de mots, dans ces personnages au destin tragique, dans cette intrigue retorse qui nous a chopés par la seule structure du livre. Une structure en verre, oui, dirait-on, comme l'hôtel qui en est le lieu primordial : on a l'impression de se promener dans un monde froid et bourgeois, mais aussi dangereux et fragile.
Tout tourne autour d'une scène primitive, a priori innocente mais qui va faire vriller l'axe de la vie de tous ces personnages : dans un hôtel perdu sur une île du Canada, loin de tout, on découvre une nuit un graffiti gratté sur une vitre : "Et si vous avaliez du verre brisé ?" A partir de cet étrange événement, vite résolu d'ailleurs, les êtres qui en ont été témoins voient leur existence tourner radicalement : comme si ce minuscule incident avait rayé ces existences en même temps que la vitre. Le roman part alors à la poursuite de chacun d'eux, dans cette construction savante qui évoque parfois la musique contemporaine, pour les plonger dans les tourments. En particulier le propriétaire de l'hôtel, Alkaitis, qui va se trouver condamné pour escroquerie financière, et sa femme, rencontrée d'ailleurs ce soir là, Vincent, femme presque banale plongé dans le bain de l'aristocratie et nageant à vue dans les eaux troubles de l'argent facile. Ce ne sont que les protagonistes principaux d'une histoire qui nous emmène très loin, sur un paquebot au bout du monde, sur les traces de vidéos volées par un musicien, dans des réunions secrètes d'hommes d'affaire, ou lors de confrontations avec des fantômes. Avec une imagination infinie pour ce qui est de trouver des situations, et avec un style très aigu pour ce qui est de les décrire, de voguer ainsi entre les atmosphères ouatées et le danger insaisissable, St. John Mandel accepte de nous perdre dans les tournants d'une intrigue lynchienne, qui ne se dévoile qu'à la longue, et encore pas complètement. Le roman prend son temps, oui, et ne se fait aimer qu'à la longue ; mais une fois qu'il nous a capté, on est prisonnier dans cette installation sophistiquée, dans tous ces faisceaux de trame tellement multiple qu'on a du mal à situer le point névralgique du livre, et ça devient carrément addictif. Beauté de l'écriture (dans les atmosphères et dans les personnages), trame troublante, ancrage fort dans des préoccupations d'aujourd'hui : voilà un vrai beau roman adulte et ambitieux. (Gols 17/03/21)
Emily St. John Mandel tombe décidément à pic avec ce bouquin puisque Bernard Madoff, indéniable inspirateur de ce scandale, vient de nous quitter - ce livre continuera de le hanter, à coup sûr, même son fantôme... L'argent, l'argent, l'argent, ce terrible petit morceau de papier qui semble rendre encore plus aveugle que l'amour... Tous ces petits et grands investisseurs (et ces offices gouvernementaux de régulation) auraient pu savoir, dès le départ, que le système mis en place par ce voyou de la finance ne pouvait tenir en place ad aeternam... Seulement voilà, dès lors qu'on en a "pour son argent", que l'on se croit plus malin que les autres pour faire fructifier ses petits sous, on est souvent prêts, qu'on bosse dans le système ou qu'on le finance, à fermer les yeux... C'est ce système complexe que démonte pièce à pièce l'écrivaine sans jamais donner l'impression d'être une grande spécialiste dans le domaine. C'est surtout tout un système de "croyance" qu'elle expose à nos yeux et qu'elle traite par le biais de quelques individus : certains chuteront, d'autres disparaîtront, dans ce ballet infernal de fantômes... Plus le livre avance plus l'argent perd du terrain et plus ces fantômes, justement, viennent hanter la mémoire des uns ou des autres. Dit comme cela, ce roman crépusculaire de notre ère de la finance pourrait paraître plombant. Il est au contraire passionnant, Emily St. John Mandel réussissant le tour de force de donner une dimension humaine à ce monde de la spéculation et des arnaques financières, le tout dans une forme narrative totalement éclatée mais parfaitement maîtrisée (on passe d'un personnage à l'autre, on revient sur certaines années charnières, on suit soudainement un personnage que l'on croyait secondaire qui prend une autre ampleur...). Même si les choix de vie de la plupart des personnages sont souvent discutables (Vincent et son frère, notamment, les deux personnages centraux qui sont impactés directement par la stratégie de ce financier crapuleux), il est bien difficile de ne pas s'attacher à la trajectoire de chacun d'entre eux ; chacun a en effet dans sa vie le droit à l'erreur, à "l'écart de côté", même s'il est difficile de justifier totalement ce genre de chose quand on a ici affaire à une figure comme celle de Madoff, capable d'un "grand détournement" absolument monstrueux (un droit à l'erreur qui fut d'ailleurs un système de défense un peu léger de la part de ses avocats...). Mais le livre, finalement, plus que le portrait d'un homme et d'une pratique frauduleuse et celui de notre temps, de nos petites personnes plus ou moins opportunistes qui tentent dans ce magma mondial de brassages de milliards de récolter en passant quelques dividendes de ce dieu argent. Avec le risque forcément que cela comporte : tout perdre... Certaines personnes, capables justement de s'éloigner en cours de route de cette "valeur monétaire" auront la possibilité de rebondir - ou pas. Le fait est qu'on assiste là à une démonstration magistrale de l'écrivaine tant au point de vue de la tenue de son écriture que du relief donné à ces individus de papier. Tout autant charmé. (Shang 13/05/21)