LIVRE : The White Darkness de David Grann - 2018
David Grann tournait autour depuis longtemps, mais ça y est : il a enfin fait un vrai grand beau livre, il a enfin réalisé ce qu'il voulait faire, un récit ample et drôle, documenté et mouvementé, et marcher sur les traces de Werner Herzog. The White Darkness s'appuie sur un autre livre déjà moultement spectaculaire : l'odyssée de Sir Ernest Shackleton, qui, en 1914, entreprit une traversée du Pôle Sud, à l'époque encore vierge de toute trace humaine. Un voyage proprement infernal qui a donné le plus beau livre d'aventures du siècle (j'en ai fait ma Bible, j'ai même loué un chalet 15 jours à Superbesse pour en éprouver la véracité), mais qui s'est conclu par un échec à deux doigts du désastre total. 100 ans plus tard, voici Henry Worsley, homme rompu aux expériences ultimes, et surtout admirateur invétéré de Shackleton, qui se met en tête de réitérer l'exploit de son aîné. C'était insensé au début du XXème siècle, ça l'est moins au XXIème, mais quand même : on se rend compte qu'il faut une certaine dose d'inconscience pour entreprendre ce voyage de 9 semaines à pied à travers l'étendue désertique et glacée, complètement privée de tout, d'animaux, de vie, de variété, de MacDo. Le gars y va pourtant, pour une première expédition, accompagné de deux acolytes, puis pour un projet de grand malade : la traversée seul, ce qui semble impensable tant le moral joue au moins autant que le physique dans ce genre d'entreprise.
La première traversée vous sidère déjà par son côté kamikaze. Les trois compagnons, sous la férule d'un Worsley rompu au rôle de leader et qui s'avère être un motivateur hors paire, traversent le grand vide dans une ambiance de fin du monde, et il faut lire le récit de l'affrontement de la mer de glace (des millions de petites vaguelettes glacées impossibles à briser) ou de ces nuits prises en pleine tempête (-50°, pire qu'Aurillac) pour y croire. Mais alors, les amis, la deuxième équipée en solitaire, là, c'est du délire pur : motivé comme jamais (le gusse a 55 ans et sait bien que c'est son dernier exploit), mû par une fierté personnelle et tout un bagage de développement personnel, peut-être un peu inconscient aussi de ses limites, Worsley ira jusqu'au bout du bout de ses efforts, et le portrait de lui en couverture de l'édition témoigne bien de la folie du bazar. Grann est génial pour décrire les paysages et pour comprendre avec profondeur ce personnage bigger than life, guidé par sa soif des grands horizons glacés, un peu comme Ismaël l'était de celle de la mer dans Moby Dick. Il place des mots qui sautent aux yeux sur la grande solitude qui s'empare de l'explorateur quand il est pris au milieu de cet infini monotone, et qu'il sait qu'il a encore 1500 kilomètres à parcourir ; il sait trouver les termes exactement justes pour décrire ce mélange de folie obsessionnelle et de grande maîtrise intérieure de ces hommes prêts à se dépasser pour un but dérisoire. Bien aidé par les superbes photos qui émaillent son récit, soutenu par une maquette dynamique et moderne qui font de ce livre un objet artistique autant qu'un splendide texte, ce récit renoue avec ses glorieux ancêtres, les Shackleton donc, mais aussi les Nordhoff, les t'serstevens ou les London. En tout cas, le livre trouve immédiatement sa place dans les grands livres d'aventures, tout en haut du freezer.