LIVRE : Yoga d'Emmanuel Carrère - 2020
Ça fait toujours plaisir de retrouver le gars Carrère, comme un vieux pote qu’on perd de vue tous les trois-quatre ans et qui nous raconte sa vie, lorsqu’on finit par le croiser, sur deux-trois jours. Car le gars Carrère, s’il est auto-centré (il le reconnaît le premier), s’il a une fâcheuse tendance à s’épancher sur ses petits et gros soucis dans cette chienne de vie, est avant tout un conteur qui sait trouver les mots, le vocabulaire, les tournures, les anecdotes, les citations qui collent, pour nous tenir en haleine le temps d’une poignée d’apéros – ou de pages, pardon. Ici, le titre de l’œuvre est explicite (le yoga pour les nuls – ça tombe bien, j’ai autant d’accointance avec la méditation qu’avec la bonne foi de Gérald Darmanin) mais sera aussi l’occasion de rebondir sur divers sujets… Des sujets d’actualité (Carrère est sur les points chauds, les attentats, les migrants…), des sujets plus personnels (ma dépression qui m’a mené au fond du trou (sujet lourd), comment j’ai appris à taper avec dix doigts (sujet moins lourd), et des rencontres (des amours plus ou moins fantasmées, des amis atemporels, des lectures…). Carrère est sur tous les fronts et n’est jamais à court de mots pour parler du sien même quand il est couvert d’électrodes.
Alors oui, souvent, on prend un vrai plaisir à écouter cette petite voix qui, amicalement, se confie avec une grande sincérité sur ses petites aventures, ses réflexions et autres tracas truculents ordinaires ; il nous conte notamment avec talent sa retraite yoguique sur un ton mi-sérieux (ses trente-trois définitions des intérêts du yoga) mi-amusé (Carrère n’entre dans aucune case, qu’on se le tienne pour dit, ni celle des types au bonnet péruvien, ni les « vieux new age » végétaliens, ni les casse-couille en transe), nous touche encore et toujours avec la mort sous les balles du regretté Bernard Maris, nous titille tout autant avec son romantisme suranné… Etc. Avouons tout de même que sa période de dépression (qu’il nous narre avec tout autant de détails que s’il s’agissait d’un compte-rendu d’une étape du tour de France) ou son expérience auprès de jeunes migrants sent parfois un peu la complaisance, la tartine de confiture que l’on se plaît un peu trop à étaler – lorsqu’il est question de ses malheurs, ou son empathie totale pour le malheur des autres (…), Carrère s’enfonce un peu dans ce récit de ses souffrances et de sa haute compréhension de celle des autres. A force, c’est parfois un peu lancinant, plus guère original, voire attendu. Mais bon, on lit tout de même le gars avec un certain entrain, croyant dans la première moitié qu’il tient enfin son Goncourt après lequel il court depuis tant d’années, puis dans la seconde qu’il risque de passer encore à côté pour être retombé dans une petite pente douce de facilité (l’épisode en Grèce aurait pu aisément être réduit de moitié). Allez, on inspire, on expire, ça reste tout de même un roman de rentrée qu’on prend véritablement plaisir à humer. (Shang - 01/09/20)
le fameux sourire de Martha Argerich
jouant la Polonaise n°6 de Chopin
Nettement plus touché pour ma part que le compère Shang devant ce bouquin qui semble renouer avec ce que je préfère chez Carrère, et qu'il avait abandonné quelque peu avec ses derniers livres : ramener le monde entier à son propre chevet, réduire la litérrature et tous les événements du monde à une redéfinition de soi, tout centrer sur sa propre expérience. C'est immondément narcissique, oui, mais il me semble bien que c'est là-dedans que le gars s'exprime le mieux, qu'il est le plus touchant. Ce travers, d'ailleurs, il le reconnaît lui-même : oui, il est auto-centré, nombriliste. Mais contrairement aux nazes qui pratiquent le même sport (au hasard, de Angot à Amigorena), lui est pertinent, n'enregistrant finalement que les échos du monde qui résonnent en lui, sa dépression encourageant cette lecture des événements qui agitent notre planète à l'aune de sa personnalité. Jolie construction de ce fait, du livre, qui glisse lentement de la plus pure intériorité (le stage de méditation) à l'actualité brûlante (les attentats de Charlie, le camp de migrants), ce mouvement allant de pair avec sa plongée en dépression puis son début de guérison. A chaque étape du récit, Carrère se raconte, et parvient, comme dans Un roman russe, comme dans D'autres vies que la mienne, à faire de son expérience personnelle une odyssée qui touche tout le monde. C'est qu'il a un don inimitable, mélange d'auto-dérision et d'érudition, de précision et de relâchement stylistique, pour rendre universel ses tourments. Tout ce qui se passe dans sa vie, faits graves et minuscules anecdotes, est traité avec une égale importance, une égale passion : qu'il danse toute une nuit sur un morceau de Chopin, qu'il écoute le récit terrassant d'un migrant, qu'il découvre un fauteuil en plastique ou qu'il subisse des électro-chocs, il parvient toujours à relever le truc qui va rendre la chose intéressante, la notation drolatique ou gravissime qui va la souligner. De sa pratique du yoga, c'est peut-être ce qu'il a gagné de plus important : dégager de l'importance dans tout ce qui lui arrive, lui permettant de vivre sa vie de façon très intense. Et faisant profiter à son lecteur de ce regard très original, très bigger than life, très "mélodramatique". Etonnant de voir que, bouquin après bouquin, la vie de Carrère semble être faite de faits extraordinaires ; c'est juste qu'il sait les densifier, leur donner une allure dramatique, là où les autres n'auraient vu qu'une vie banale.
Yoga est donc passionnant de bout en bout, happés qu'on est dans cette existence brûlante racontée avec la fièvre et l'excès qu'il faut. Certes, la partie au camp de migrants aurait peut-êre pu être élaguée, et quand il en fait un peu trop, il finit par laisser apparaître ses ficelles d'écrivain trop narcissique. Mais dans toutes les parties, légères comme plus dramatiques, on ne cesse de sentir un caractère à l'oeuvre, un style, un homme. Le gars sait à merveille mêler les genres, faire apparaître une scène de cul (très bien écrite, au passage) dans un traité sur la méditation, parler de la Russie alors qu'il est en Grèce, méler le trivial et le grandiose. Cette mise en scène de lui-même n'est d'ailleurs souvent pas à sa gloire, et il se révèle plus qu'à son tour orgueilleux, maladroit, pathétique, antipathique ou geignard. Mais de totue façon, il anticipe toute critique, reconnaissant qu'il est faible et egoïste avant même de l'être réellement, admettant tous les défauts qu'on voudra bien trouver à son livre. C'est malin. Et payant : voilà un livre qui sent l'humain avec toutes ses failles et ses petitesses, et toutes ses grandeurs également. Conquis, personnellement. (Gols - 12/09/20)