Blind de Frederick Wiseman - 1986
Après les sourds (Deaf), Wiseman complète son diptyque en s'intéressant aux aveugles, et il faut reconnaître que les possibilités cinématographiques des seconds sont bien plus importantes que celles des premiers. Toujours eu du mal à imaginer comment on arrivait à se repérer dans l'espace en y voyant goutte ; le cinéaste parvient à rendre ce monde concret, à filmer directement ce que ça fait, d'être aveugle. Et on se retrouve happé une nouvelle fois par son univers concentré, par sa façon unique de rester au plus près d'un sujet, d'en scruter toutes les facettes pour tenter de nous faire éprouver l'ambiance d'une institution ou les sentiments d'un personnage. On a les deux ici, l'atmosphère et la sensation. Le gars s'enferme dans un institut spécialisé pour aveugles en Alabama, qui accueille aussi bien des tout petits mômes que des adolescents, et s'intéresse à la manière dont les non-voyants s'insèrent ou pas dans la société, reçoivent une éducation différente ou non de celle traditionnelle. La première moitié est la meilleure, en ce que Wiseman tente de nous mettre réellement à la place de ces mômes. Un des plus beaux plans de Wiseman, sans doute : ce magnifique plan-séquence qui suit un bambin longer un long couloir, descendre un escalier, faire passer une lettre à un adulte, puis retour. C'est la première vraie sortie seul du gamin, et on sent la détermination, et la fragilité tout autant, qu'il met dans ce simple déplacement, qui s'apparente à une odyssée. Wiseman trouve l'exacte bonne distance pour filmer cette totale solitude, cet abandon, cette assurance, cette peur, et on suit comme un suspense les tâtonnements du gosse, anticipant les dangers et admirant les succès. Idem pour cet autre plan-séquence où une monitrice tente d'apprendre le maniement de la canne à une petite fille en extase : la délicatesse des gestes et leur précision, la confiance mutuelle, tout ça est une merveille à regarder.
Bien intéressé aussi par les méthodes employées pour apprendre et écrire le braille, et par cette façon douce qu'ont les enfants de se toucher, en évitant instinctivement les obstacles. Wiseman regarde tout ça avec une évidente fascination, mais pour éviter de filmer les aveugles comme des handicapés coupés du monde, il ajoute à son film une deuxième heure, un peu plus habituelle si on connait son cinéma, dans laquelle il va resituer les aveugles dans la société : les problèmes de comportement, les punitions, les longues discussions autour de débats de société entre adultes et ados, les jeux et les sorties, les séances de sport, tout ça, peu à peu, nous fait oublier qu'on a affaire à des gens qui ne voient rien. Le film glisse doucement de l'enfermement en institut vers une ouverture sur l'extérieur, c'est assez inhabituel chez un cinéaste qui aime le plus souvent séparer les deux univers. Un des films les plus sensibles de son auteur, des plus empathiques, des plus marquants.
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