LIVRE : Le Vice-Consul de Marguerite Duras - 1966
Quand on est confiné, on fait parfois n'importe quoi. Comme faire le ménage de printemps, apprendre le japonais, ou retenter Marguerite Duras. Plus intrigué que je n'ai voulu le reconnaître par le film qu'elle en a tiré (India Song), j'ai donc ouvert ce Vice-Consul, avec l'enthousiasme nécessaire mais aussi la moue dubitative qui accompagne toujours la découverte des oeuvres de cette auteur étrange. Vous me trouvez après lecture à l'exact endroit de ma perplexité, à la fois charmé par ce style, toujours à deux doigts du ridicule, y tombant même plus souvent qu'à son tour, mais unique, personnel, et finalement envoûtant la plupart du temps ; et accablé devant cette histoire assez kitsch et intello comme seules les années 60 savaient en produire. Peu importe ce que Duras raconte, elle le raconte avec sa voix à elle, qui ne ressemble à aucune autre, très orale et hyper littéraire en même temps. Une sorte de litanie étrange, de monologue intérieur qui ferait les questions et les réponses, qui tournerait en rond sur lui-même pour répéter toujours les mêmes motifs, toujours les mêmes mots, troué parfois par des dialogues surannés, remplis de trous, de questionnements, d'ellipses : au bout du compte, une langue ouverte à tous vents, jamais naturel et pourtant dotée d'une évidence extrême, comme si Duras inventait par la langue un monde à elle, déconnecté de tout, comme si elle voyait ce qui l'entoure comme une matière poétique et musicale avant de le voir comme une chose réelle.
Plusieurs trames s'enchevêtrent là-dedans, sans jamais qu'on sache séparer la fiction de la réalité. L'histoire d'une mendiante cambodgienne qui traverse l'Inde ; puis, après qu'on s'est rendu compte que cette histoire est en fait le travail d'un écrivain inclus dans le roman (mise en abîme très surprenante), celle du vice-consul de France à Lahore, mystérieux personnage au lourd passé dont les on-dit sur ses agissements constituent la seconde trame ; puis la narration de son amour immodéré pour Anne-Marie Stretter, femme de l'ambassadeur à Calcutta ; puis celle de l'échec de cet amour et des relations d'Anne-Marie avec quelques notables du coin, amis, amants ou autres. Mais à travers toutes ces trames, on reste dans l'intime des personnages, le roman donnant les informations sur les uns et les autres au compte-goutte, et préférant révéler, par le détail, la vie cachée de ces quelques êtres perdus au bout du monde. Lecture éprouvante, ardue, puisque le récit ne se donne pas facilement, et que, si on n'est pas vigilant pendant une demi-page, un détail capital peut nous échapper. Mais le "flow" de Duras agit comme une incantation, recèle des pouvoirs vraiment magiques, et du coup, on se fout un peu de la trame : on est pris dans un rythme. Alors oui, on compatit à la solitude de ce pauvre vice-consul, qui trompe son mal de vivre en tirant au revolver sur des lépreux, qui hurle dans la nuit parce qu'Anne-Marie le rejette, qui traîne comme une âme en peine le long des tennis déserts en quête de son amour non partagé ; mais là n'est pas l'important, et je dirais même que ces thématiques désuètes ne sont pas la meilleure partie du roman. Mais on reste surtout admiratif de ce style incroyable, dont on relit parfois des passages avec hilarité (nom de Dieu quel sérieux ! quelle emphase, quelle mégalomanie dans ces paragraphes sur-écrits, qui s'apparentet plus souvent à une prière qu'à un roman), mais qui demeure en tête comme une chanson, ou comme une musique savante. Duras connaît indubitablement le pouvoir des mots, et fabrique façon chaman un livre assez hypnotique. Contre toute attente, bien aimé Le Vice-Consul.