India Song de Marguerite Duras - 1975
Il était temps, après 15 ans de loyaux services, de faire entrer Marguerite au panthéon des cinéastes cités dans notre colonne de gauche. C'est chose faire aujourd'hui, avec ce film culte qui fit en son temps grincer bien des dents ou se pâmer les âmes. De quoi India Song est-il le nom ? Le nom d'ennui sur un océan de morosité déployé, pour pasticher le style olé-olé de la bonne dame. Seulement une fois qu'on a dit ça, on n'a pas dit grand-chose de cet objet complètement barré, la plupart du temps chiant jusqu'au ridicule mais curieusement entêtant au bout du compte, et une fois le rideau tombé, il en reste une étrange impression, mais oui, de romantisme fiévreux et de sentiments subtils. En tout cas, on ne saurait lui enlever un pouvoir de fascination indéniable, une fois passée la barrière de l'ennui : voilà un film qui marque sûrement une frontière, qui pose de nouveaux jalons, et qui finit par emporter l'adhésion, plus dans son idée que dans son résultat lui-même.
Anne-Marie Stretter (Delphine Seyrig) fut, et n'est plus. La première partie erre doucement sur les lieux de sa présence, comme une quête fantomatique qui parvient parfois à la faire ressurgir du passé. Un terrain de tennis désert, un vélo, des pièces d'une grande propriété désertées, la présence inquiétante et anachronique d'une mendiante indochinoise : tout concourt à ressusciter la mémoire de cette femme, qu'on retrouve parfois traversant ces lieux abandonnés. D'entrée de jeu, deux éléments primordiaux font leur entrée : la musique, lancinante, répétitive, agissant elle aussi comme une incantation du passé ; et la voix off, comme extérieure, qui la commente tout en restant à l'intérieur de "l'action". On apprend peu à peu que cette femme était l'épouse de l'ambassadeur français en poste aux Indes, et qu'elle a vécu là. Puis le film prend un virage sec : nous voilà dans le passé, lors d'une réception offerte par l'ambassadeur, en pleine mousson. Parmi les invités (et les jeunes prétendants d'Anne-Marie), navigue façon fantôme le vice-consul à Lahore (Michael Lonsdale). Il est fou d'elle, rongé par une passion qui rompt avec son port extatique et sa sobriété d'expression. Son jeu froid est à l'image du film en entier : les acteurs n'expriment pratiquement rien, ne parlent même pas, se contentent de vagues actions (surtout des déplacements mathématiques et une consommation compulsive de clopes). Ce sont les voix off qui font tout : elles sont devenues plusieurs, faisant se chevaucher les points de vue, les temporalités, les styles, les allers-retours extérieur/intérieur. Accompagnées toujours de cette musique obsédante, elles donnent les informations que l'image ne donne pas : à l'image, tout est calme, presque dépressif, froid comme... un roman de Marguerite Duras ; dans les mots, on sent la fièvre bouillonner, par ce magnifique jeu de questions-réponses, de commentaires, de dialogues directs tout à coup.
C'est toute l'étrangeté du film : ce principe très artificiel fonctionne en plein, et fait sortir cette histoire de la temporalité. Duras a parfaitement compris la vertu temporelle du cinéma, et joue avec des jouets jamais employés avant elle : le temps du théâtre, de la poésie, de la littérature. L'effet est étrange et fait souvent verser le film dans le concept pur, mais l'intelligence du procédé force le respect. D'autant que, derrière sa façade d'objet glacial et cérébral, India Song devient peu à peu un film d'une mélancolie très touchante, d'une nostalgie poignante, marquées par son point d'orgue : un cri sublime poussé enfin par Lonsdale, incapable de taire plus longtemps ses sentiments. La passion déborde enfin la rigueur janséniste de la forme, et ce cri éclate aux oreilles (d'autant qu'il est très long) comme un reproche ou une insulte. Il faut voir ces tableaux fixes de Seyrig entourée de ses amants en costumes grand crin, avec en fond cet homme brisé qui hurle : Duras montre ici qu'elle est aussi habile pour camper des atmosphères froides et mathématiques que pour faire exploser les sentiments. La troisième partie peut alors achever cette triste et simple histoire, en déplaçant les personnages dans un grand hôtel indien, loin de cet épisode fondateur et gênant pour le protocole consulaire. Duras, avec ce film, crée un monde à elle, à part, très personnel, qui ne doit strictement rien à personne ; elle fait écouter sa prose, ma foi très puissante malgré les tics un peu démodés ; et elle montre un regard indéniablement neuf sur le cinéma, utilisant les miroirs comme prolongations du champ, jouant des travellings avec une vraie élégance, usant du cadre comme un peintre classique (mais qui aurait lu du Nouveau Roman). Au final : contre toute attente, bien convaincu par la chose, qu'il faut regarder comme une expérimentation, mais qui touche de façon assez ravageuse mon petit coeur avide de films personnels.