LIVRE : Jean le Bleu de Jean Giono - 1932
Il est toujours bon quand on est enfermé de prendre un grand bol d'air non vérolé avec le bon Jean Giono. Et même quand on n'est pas enfermé. Nouvelle délicieuse plongée dans l'écriture prodigieusement inventive et vivante du bon Jean, qui se penche dans ce livre sur ses souvenirs d'enfance, qu'on imagine moitié véridiques moitié fantasmés. Il s'agit de décrire, autour de la figure centrale et mythique de son père Jean, cordonnier, rebouteux, vieux sage, la faune colorée de sa petite ville, et les premières impressions ressenties par sa sensibilité à fleur de peau. Peu à peu, au cours des dizaines de descriptions et d'anecdotes, se dessine toute une communauté éclectique, constituée de paysans taiseux, de filles faciles, de musiciens géniaux, d'artisans cachant de lourds secrets, de vieilles femmes emplies de bon sens paysan, de villageois rudes et de petites gens simples, le tout disposé devant les yeux fascinés du petit Giono, pivot du récit et unique point de vue. L'apprentissage de la vie, dans ses aspects les plus primaires, se fait pour lui au contact de ces personnages hauts en couleurs mais qui ne payent pas de mine au demeurant : le goût pour la poésie et pour la musique, le sens des saisons, la beauté des animaux, la camaraderie, la mort et la crasse, la rudesse de l'existence et surtout la sensualité (le bouquin respire le sexe à toutes les pages) lui sont transmis directement, par l'expérience, au cours de petits épisodes édifiants qui peu à peu forgent son caractère. C'est avant tout magnifique de voir comment Giono voit, des années après, ses années d'éveil au monde, comment il arrive à transposer en langage poétique et en aventures élégiaques le moindre petit événement, la moindre phrase, le moindre personnage. Jean le Bleu est le récit fantasmé de la construction d'un homme sensible, qui sait tirer de chaque détail de son passé, même le plus sordide, des étincelles de poésie.
Dans ses moins bons moments, le livre en fait trop dans la mythification de chaque chose. On se heurte souvent à des longues pages pleines de style surpuissant, et comme Giono n'est pas avare en images et en allégories, comme il aime à transformer le moindre verre d'eau en tempête homérique, on se perd souvent dans ces paragraphes abstraits à force d'être travaillés par l'écriture. L'impression parfois d'un pur étalement de virtuosité, l'impression que Giono atteint un point de non-retour dans son style, un style pour l'instant pas encore maîtrisé totalement, qui déborde bien souvent vers la pure poésie et fait perdre du concret au roman, l'impression pour tout dire qu'il se regarde un peu écrire parfois. Il a en tout cas la main un peu lourde dans certains passages, notamment quand il décrit les paysages ou les émotions purement "naturalistes", et on s'ennuie souvent à lire ces envolées lyriques un poil fatigantes. Mais dans les plus grands moments, la tendance s'inverse totalement, et on se rend compte qu'on a là déjà tout le style prodigieux à venir. Dans les délicats portraits de personnages, par exemple, comme ce fameux père ou le duo de musiciens qui lui a fait découvrir Bach, dans cette façon de raconter des histoires sans définir exactement ce qu'on doit en penser (l'anecdote qui donnera La Femme du Boulanger, notamment), dans ces brusques envolées lyriques qui peuvent advenir aussi bien dans la description d'un mouton ou dans une femme croisée dans un escalier, Giono est excellent pour plaquer des mots parfaits, exacts et en même temps cosmiques sur les émotions. Tout est bigger than life là-dedans, tout est dopé par le regard grandiose posé sur les détails. Giono aime profondément son pays et les personnages qui l'habitent, aime passionnément les secrets de ces hommes et femmes de peu, basiques peut-être a priori mais capables de montrer des caractères prodigieusement humains. Loin de n'être qu'un poète du paysage, Giono est un humaniste, qui sait traquer le mythe dans le moindre personnage et dans le moindre événement de son enfance. Le père, qui marque de son empreinte tous les récits, apparaît peu à peu comme un dieu, un dieu à taille humaine certes, mais un dieu bienveillant, empli de sagesse, qui a forgé le petit Giono ; la description à la fin du livre de sa disparition (et l'entrée du monde dans le grande guerre) est magnifique. Jean le Bleu, malgré ses défauts, reste un précieux livre de style, qui s'intéresse aux gens et aux choses, et un documentaire passionnant sur la naissance d'un écrivain.