Nosferatu le Vampire (Nosferatu, eine Symphonie des Grauens) de Friedrich Wilhelm Murnau - 1922
C'est dingue comme on peut voir et revoir ce film, et à chaque fois y trouver de nouvelles pistes, de nouvelles façons de le regarder. Si on a pu suivant les époques y déceler un discours sur le sida, sur l'amour fou, voire sur le cinéma lui-même, ce qui m'a frappé aujourd'hui, en ces temps de confinement, c'est l'invention du dernier tiers, et cette façon de montrer l'avancée de la peste comme l'arrivée d'un seul être, d'exprimer concrètement la propagation de la maladie. On voit midi à sa porte. C'est cette partie-là qui est finalement la plus intéressante aujourd'hui, cette façon de chercher un bouc émissaire dès qu'un fléau naturel s'abat sur nous, la peur de l'étranger, la fatalité, ce genre de joyeusetés. On se dit que Nosferatu raconte peut-être ça : comment la peste envahit un pays. Après tout, ce vampire maigre et chauve apparaît bien innocent au milieu des ravages de la maladie, et même si c'est lui qui en est à l'origine (il a transporté des rats dans les cercueils qui lui servent de chambre à coucher), on le sent finalement un peu dépassé par l'ampleur de ce qu'il a déclenché. C'est toute la dualité du jeu prodigieux de Max Schreck : il est effrayant et lugubre, monstrueux et griffu, certes ; mais il invente à son vampire une silhouette parfois comique (son strabisme, ses grands bras, ses dents de lapin) parfois bien émouvante (il a franchement l'air malheureux durant toute la fin du film, condamné à mordre la femme dont il est épris pour obéir à sa nature, enfermé dans sa solitude), qui rompt complètement avec le côté primaire du rôle. Volontaire ou pas, ce travail magnifique doit beaucoup à la beauté du personnage, qui se trouve au final dans un registre très romantique, éloigné du gothique du roman de Stoker, et ajoute une couche de tragique à la fin du film. Fin qui n'avait pas besoin de ça pour être émouvante et spectaculaire : ces cercueils qui défilent en masse dans les rues désertes, cette façade de bâtiment abandonné mais habitée uniquement par la petite présence de Nosferatu, ces funèbres croix tracées sur les portes, cette femme qui se sacrifie pour libérer la ville de la malédiction, voilà qui suffirait à n'importe quelle âme exaltée.
Deux autres passages également prodigieux dans ce film : d'abord l'arrivée de Hutter dans les Carpates, avec cette diligence filmée en accéléré, cette ambiance délétère qui se développe peu à peu autour du château d'Orlock. Là, les inspirations expressionnistes de Murnau peuvent s'épanouir, même si curieusement le film n'est pas si expressionniste que ça, beaucoup moins par exemple que Le Cabinet du docteur Caligari par exemple. Murnau raconte cette rencontre au milieu de pièces nues, d'un immense palais froid et sobre, sans forcément sortir les angles aigus et les perspectives tordues de rigueur. Seul le jeu de Schreck, et la façon qu'a Murnau de le filmer, participe du folklore expressionniste : les ombres du vampire qui s'approchent d'Ellen (avec la main qui lui étreint le coeur), les plans tarabiscotés qui signent ses apparitions (de la contre-plongée en veux tu en voilà) et surtout les prodigieux plans de sa mort, sont très dessinés, très stylisés, très graphiques. Petit défaut au passage : le jeu excessif de Gustav von Wangenheim tranche avec la précision de celui de Schreck, les deux n'ont pas l'air de jouer ensemble...
Autre excellente séquence : l'arrivée d'Orlock en ville sur un bateau-fantôme envahi par les rats. Cette idée des cercueils entreposés dans la cave, du capitaine qui s'attache à son gouvernail, d'équipage qui meurt peu à peu, et de ce navire pénétrant dans le port de Wisborg de lui-même, tout ça participe à l'atmosphère glaciale qui se dégage du film. Je n'avais d'ailleurs pas le souvenir que la rencontre avec Nosferatu puis son "invasion" de la ville prenait tant de temps (les 3/4 du film), ne gardant en souvenir que les atermoiements d'Ellen et l'emprise maléfique du vampire sur elle. Murnau a fait le bon choix : la cinégénie de Schreck est beaucoup plus impressionnante que les pâmoisons de la comédienne, il importait de se concentrer sur lui. La mise en scène de Murnau est vraiment spectaculaire, avec ces profondeurs de champs vertigineuses, ces prises de vue extérieures magnifiques, ces brusques inspirations romantico-fantastiques auxquelles participent même les intertitres (celui fameux sur le pont traversé entre les deux mondes), ce montage parallèle entre le retour d'Hutter et l'arrivée d'Orlock en ville, ces digressions étranges (dont un cours sur les plantes carnivores...). Un film inépuisable et somptueux, bien entendu.