Un Roi sans divertissement de François Leterrier - 1963
Alors là, les amis c'est le monde à l'envers. Pensez : j'ai envoyé ce film en sachant pertinemment que François Leterrier est l'auteur de l'ineffable Les Baba-Cools, en imaginant à l'avance la facture "France 3 - Patrimoine" que peut avoir un petit film français de 1963, et le ricanement déjà aux lèvres en imaginant l'allègre massacre qu'on a pu faire du beau et mystérieux roman de Giono. Et 1h30 après, voilà le résultat : ébloui. J'ai donc rangé mes références, mes a-priori et mes ricanements, et me suis laissé complètement porter par ce magnifique film, peut-être le seul à ma connaissance à avoir touché de si près l'essence même de l'écriture gioniesque : à la fois minérale, cosmique, élégiaque, entièrement dédiée à la nature, et sombrissime dans les portraits humains, d'un nihilisme total dans son portrait de notre triste condition. Le film touche non seulement au fond mais souvent à la forme même des bouquins du maître, aussi parce qu'il a lui-même signé le scénario et les dialogues et peut-être mis la main à la pâte au niveau de la réalisation.
Tout est déjà contenu dans les premiers plans d'exposition : la neige à perte de vue, une petite tâche noire se dessine dans l'immensité blanche, c'est un cavalier, il avance lentement, et tout à coup, jaillissant de la brume, invisible jusqu'alors mais soudainement d'une présence écrasante : un village ; le tout sous les accents d'une émouvante chanson de Brel. Rien qu'avec cet effet solennel et grandiose, le décor est planté : on va être dans une réflexion sur la place de l'homme au sein du cosmos, tout simplement. Dans ce blanc immaculé et ce noir corbeau, une tâche rouge vous éclabousse l'oeil : c'est le petit aide du procureur (Charles Vanel) qui a appelé à son aide un capitaine de gendarmerie, Langlois (Claude Giraud) pour résoudre une enquête mystérieuse. Au sein d'un minuscule village, une fille a disparu. Toute la première moitié du film va consister en cette enquête, aux ruses trouvées par Langlois pour piéger le coupable, à sa lente, très lente acceptation dans un milieu rural totalement recroquevillé sur lui-même. On éprouve concrètement, viscéralement, par la seule force de la mise en scène et de ces dialogues rares et fonctionnels, la rudesse de la vie à la campagne dans ce décor désolé envahi par la neige et le froid. L'impassibilité de Claude Giraud, sa quasi-absence de jeu, rendent pleinement justice à cette aventure prise dans le gel, et favorisent la projection du spectateur sur lui, nous permettant de deviner ses sentiments plus que nous les montrant. Pourtant le personnage est fascinant, complexe, trouble : on voit bien, dans la spectaculaire séquence de chasse au loup, que ses émotions se bousculent dans sa tête, qu'il est peut-être moins héroïque que prévu, qu'il est travaillé par des pulsions humaines, trop humaines. Les apparitions métaphysiques de Vanel, régulièrement viennent plaquer des mots sur ces faits, et ça parle de culpabilité commune, de monstruosité cachée dans tout homme, du divertissement du sang. Giono et Leterrier font se rejoindre L'Arbre aux sabots et Ingmar Bergman, exercice d'acrobatie stylistique extraordinaire.
La deuxième moitié laisse enfin clairement s'exprimer la partie cosmique du scénario. Le film se fait de plus en plus abstrait, même si on reste dans le concret des faits rapportés et de la nature sauvage. Jusqu'à ce qu'on se retrouve simplement avec deux petites tâches noires perdues dans l'écran totalement blanc, avec ces deux hommes qui marchent doucement vers la mort et la révélation d'eux-mêmes : visuellement c'est graphique comme un Rothko, philosophiquement on dirait une entrée aux enfers. Cet aspect noir et blanc va peu à peu se teinter du rouge du sang déversé sur la neige, et on se rend compte que depuis le début on n'a eu que ces trois couleurs : noir, blanc, rouge. Simplicité biblique qui là encore, épouse bien l'écriture gionesque. Les dialogues se font rares, tout passe par le visuel, Un Roi sans divertissement n'est pas un film bavard et préfère traduire concrètement son ambitieux discours moral : la façon qu'a un personnage de tenir une grive morte en dit autant que trois répliques profondes. Quand la chose se termine (retour de la chanson de Brel, magnifiquement utilisée), on se secoue un peu, bien conscients qu'on a été entraîné complètement dans cette tragédie a ciel ouvert, non seulement par le scénario d'un Giono particulièrement inspiré (beaucoup plus que dans Crésus) mais aussi par la beauté de la mise en scène de Leterrier. Très grand film.