Ne croyez surtout pas que je hurle (2019) de Frank Beauvais
Voilà un doc, que dis-je un montage, ou plutôt un méta méta film qui devrait tremper de sueur l'ami Bastien. Beauvais, tel un adepte de Karagarga 3.0, s'est tapé quelques films (environs 400) pointus, enfouis, rares en une poignée de mois. Jusque-là, rien que de très banal. Seulement voilà, le gars décide de raconter son histoire, son passé récent en collant son texte sur des centaines d'images qu'il a glanées ici ou là au cours de ces journées de vision de folie. Et c'est juste proprement hallucinant. Au départ, au cours du premier quart d'heure, on se dit que le procédé va lasser, risque d'être terriblement répétitif. Et puis non en fait. L'histoire de sa (petite) vie est racontée sans apitoiement, sans atermoiement, juste avec le désir de donner ses vues, personnelles, sur le monde qui l'entoure, sans renier les multiples moments de dépression... L'œuvre d'un geek désespéré, impossible d'être sauvé ? Eh bien pas forcément puisqu'en achevant cette œuvre justement, sa "petite" vie, sa vie de cinéma (qui se contente, certes, de regarder les œuvres des autres, mais qui n'en est pas moins une vie totalement en immersion dans le cinéma, dans les images des autres), prennent tout leur sens : il transcende en quelque sorte son malaise, son manque, son impression d'inutilité - tout n'est donc pas vain puisque toutes ces images, qui sont imprimées dans son cerveau, ont permis à Beauvais, à son tour, de faire œuvre. Et une œuvre, mes petits cocos, absolument originale, impressionnante même, tant l'adéquation entre les images et les mots est tenue (sur 70 minutes soit, 1500, 2000 extraits ?) et cette « illustration » directe ou parfois plus subtile vient toujours donner du relief aux mots. Plus que cela d'ailleurs, puisque ce maelström cinématographique, ce patchwork qui sans mots serait incompréhensible, dessine au final une œuvre très personnelle, absolument unique. On reste baba devant la rigueur qu'il a fallu pour tenir ce pari sur la longueur et on se dit que Beauvais, qui nous conte avec une grande humilité son existence, recèle en lui beaucoup plus de trésor d'ingénuité qu'il ne veut se l'avouer lui-même. Cette œuvre, sans excès de bruit et de fureur, raconte à la fois la vie d'un mec sans guère d'illusion, qui, grâce à l'éternelle illusion du septième art, parvient à vous toucher au plus profond. Un concept qui n'aurait pu se révéler qu'une idée de petit malin et qui constitue finalement un des films les plus forts de l'année. Décidément 2019 n'en finit de nous surprendre cinématographiquement : un film en perpétuel renouvellement (chaque extrait ne dure guère plus que quelques secondes) qui nous dit que le cinéma, avec sa propre pâte (le générique de fin vaut le détour... on n'est pas des bras-cassés sur Shangols au nouveau des raretés mais là, il faut reconnaître qu'on est battus... Même pour les films d'ailleurs que l'on a vus, que l'on connaît, il est difficile de reconnaître l'extrait qui en est tiré), n'en finit jamais de se recycler, de se recréer. Plutôt de bon augure. (Shang - 06/01/20)
Shangols aurait-il trouvé son maître dans la compulsivité cinématographique ? Impressionnant, très impressionnant travail d'archiviste effectivement que ce film sidérant, poétique, qui est une immense déclaration d'amour au pouvoir évocateur des films, et une sorte d'état des lieux du rapport de Beauvais (et de celui de Shang et moi, je ne crois pas beaucoup m'avancer) à ceux-ci : les films, quels qu'ils soient, quelles que soient leurs qualités, expriment notre désir intérieur, nos angoisses, nos attentes, nos espoirs et nos désespoirs. Beauvais traite tous les films à égalité, extirpant de chacun d'eux un plan, une image, un geste, un visage, qui va coller avec son propre état intérieur, et affirmant ainsi la propriété d'évocation du cinéma ; c'est comme s'il était la propriété privée du gars, comme si ces images, qui peuvent parler par exemple de la Russie du XIXème siècle ou de la période de gestation de l'autruche, appartenaient à Beauvais, comme si, en les mettant dans son montage, il se les appropriait, les faisait siennes. Une réappropriation du cinéma, oui, qui tend à prouver qu'un film, une fois lâché dans la nature, appartient à celui qui le regarde plus qu'à ceux qui l'ont fabriqué. Ne croyez surtout pas que je hurle illustre avec un incroyable brio cette idée. Ayant littéralement ingurgité puis re-travaillé (au sens usinage) un matériau impressionnant de pellicules en tous genres, le gars fabrique un auto-portrait tourmenté en se servant des images des autres, conscient qu'il est de son impuissance à fabriquer lui-même des plans, trop déprimé sûrement pour se mettre réellement au travail. Si certaines images sont directement liées au texte, d'autres tressent un subtil réseau de correspondances entre elles et lui. Le film, jamais illustratif, est un poème, et un grand moment d'étonnement de la part de Beauvais : les images collent avec ce qu'il ressent, toujours. C'est parce qu'il découvre que les images n'ont de sens que par rapport à nous-mêmes, que par rapport à celui qui les regarde. Il réalise en tout cas un objet fascinant, un de ces films à la première personne que j'affectionne particulièrement, grâce à ce texte simple, mais souvent bouleversant (la mort du père devant un film de Grémillon, passage qui vous scie de haut en bas), et surtout grâce à sa corrélation avec les images extérieures qui l'ont accompagné durant son exil. Oui, le cinéma peut être une couverture bien chaude parfois, peut aussi être un danger, peut consoler ou ravager, peut être une addiction ou une nécessité, et Beauvais affirme tout ça en vrac. Son film est la plus belle des déclarations d'amour/haine au cinéma. (Gols - 07/01/20)