La Flor de Mariano Llinás - 2019
Ah voilà de l'ambition où je ne m'y connais pas. De la part du réalisateur qui s'est attaqué à la chose, et de celle du spectateur qui a décidé d'envoyer ce film. Oui, parce que voyez-vous, le film dure 14h (dont 37 de générique de fin tout de même) et tente durant ce temps vénérable de brasser toute une histoire du cinéma, à travers différents styles, différents univers, différents tons, tout en réalisant un portrait de femmes, 4 en l'occurrence, qui soit le plus exhaustif possible. Pas moins. Le plus surprenant étant qu'au bout de ce marathon exigeant, au bout de ces scènes inégales et volontairement éclatées, on se dit qu'il fallait bien à Llinás ce temps-là pour parvenir à son but. Non, les six épisodes de La Flor ne pourraient pas être projetés séparément, non, ils ne pourraient pas être coupés : il y a dans cet ensemble, même hétéroclite, un sens, une cohésion étonnante, qu'on a du mal à nommer mais qui est bien là ; et il y a dans l'épreuve de la durée, dans le fait d'éprouver physiquement le temps, une expérimentation très agréable. Même si on n'aime pas tout le film, s'il est parfois assez obscur et parfois assez chiant même, on se retrouve tout ému en sortant de la chose.
Il faut passer les deux premiers épisodes, c'est vrai. Le premier est une sorte de film d'aventures et d'épouvante "à la Spielberg", où une mystérieuse momie très tintinophile vient étendre sa malédiction sur une bande de chercheurs en histoire. On tique devant le jeu amateur et le manque de moyens de la chose, on ne sait pas trop si on doit on rire ou si Llinás prend son sujet au sérieux, et comme on ne connaît pas le projet global du film, on s'ennuie passablement devant l'épisode. D'autant que, et ça sera le mot d'ordre général l'histoire ne se termine pas : on abandonne nos héroïnes en pleine montée du suspense, ce qui prouve bien que la résolution de la trame importe peu au réalisateur, qui va chercher la vérité ailleurs. Quand démarre l'épisode 2, on est donc prêts, mais il faut malheureusement se fader la partie la moins réussie du film : un mélodrame musical joué vraiment au rabais, mièvre à l'excès, accompagné par une musique laidissime, et porté par des personnages qu'on aurait juste envie de claquer. Ca se trahit, ça règle ses comptes en chansons, ça pique des crises d'hystérie au téléphone, ça se défie entre femmes et ça se toise entre sexes, berk. Au bout de cet épisode, on se rend compte que 3h30 sont déjà passées, mais notre doigt est tout prêt du bouton "stop".
Heureusement Thierry Jousse (thanks, pal) a bien insisté pour qu'on continue et qu'on passe outre. On serre les dents et on envoie la suite. Et là, on se dit qu'on a bien fait. Le troisième épisode est non seulement le plus long (pas loin de 6 heures), mais c'est aussi le plus fiévreux, le plus romantique, le plus drôle, le plus beau et celui qui va nous convaincre qu'on est dans un grand style. Entre Tarantino (pour l'amour des postures glamour et des personnages d'un bloc, pour la passion pour les bagarres et les grandeurs de l'action sans cesse repoussée) et Léos Carax (pour le splendide travail sur le son et particulièrement les voix, pour l'insertion de sentiments romantiques au sein du film de genre), Llinás propose une variation sur les films d'espionnage, et dévoile enfin ses cartes : il s'agit de faire le portrait de ces quatre actrices, et à travers elle d'une certaine forme de féminité. Dans un style toujours au taquet, pas avare en rebondissements et en suspense, il nous présente donc ses quatre espionnes sur-entraînées, envoyées en mission et bientôt entraînées dans une spirale de violence avec un clan adverse. Toutes glamour, elles sont d'abord présentées dans leurs fonctions : l'une manie le couteau comme un chef, l'autre est dotée d'un instinct sans faille qui lui permet de repérer les taupes dans un groupe, une autre vous tire une balle dans un crâne à deux kilomètres, etc. Mais peu à peu, au fur et à mesure que la mission se change en naufrage, on va découvrir chacune d'elles séparément, en suivant le fil conducteur de leur patron qui regarde leurs photos (magnifique acteur à la Melville). Là, c'est splendide. Notamment à travers les deux longues séquences centrales : l'histoire d'amour entre deux espions qui ne se disent jamais un mot, qui font leur job en se riant des frontières et du danger, qui ne parviennent jamais à se parler et n'obéissent qu'à un simulacre de couple, magnifique moment de sentimentalité fiévreuse où on découvre un cinéaste moins manipulateur que ce qu'on avait vu jusque là. Le gars sait faire parler les sentiments, n'hésite pas à quitter son ton parodique pour filmer des choses sombres, fortes, profondes. Et puis il y a la séquence de la femme qui poursuit un contre-espion à travers toute la Russie, le climax du film : la quête est digne d'un Pessoa, et le texte sur la Sibérie sous la neige, long, ample, portée par une voix-off incarnée, est à se damner, surtout porté par ces images de blancheur éblouissante. Ce passage quasi-abstrait, où tout semble s'arrêter pour ne plus filmer qu'une femme qui s'ensevelit dans sa quête sans sens, est un pur chef d'oeuvre. Ce troisième épisode, en français mais qui mélange aussi tous les dialectes, toutes les langues, réconcilie sans problème avec le film.
Le quatrième est très bon aussi : c'est une sorte de pastiche de film fantastique, avec nos quatre femmes devenues sorcières, et une histoire inquiétante d'arbres hantés et d'équipe de cinéma devenue folle. Au-delà de l'humour fun de la chose,on note de très belles digressions : l'histoire d'un aliéné qui séduit toutes les femmes qui l'entourent, ou ce passage sur Casanova, hyper cheap mais très amusant, qui développe un peu l'aspect très charnel du film. Car oui, le film est féminin et charnel, conférant à ses stars une aura très photogénique, très glamour, et n'occultant pas l'aspect érotique du rapport entre filmeur et filmé(e). Il est très littéraire aussi : Llinás adore inscrire des mots à l'écran, notes de scénario, sms, écriture cursive ou textes d'ordi, intertitres, cartons de films muets, mettant ainsi une distance à tout ça. C'est aussi le sens de ces incessants rappels de la présence de la caméra, mises au point laborieuses, changement de lumière en pleine séquence, décadrages, ou générique de fin montrant l'équipe technique plier tout le matériel. Bref, séquence suivante : tiens, un hommage à Une Partie de Campagne de Renoir, assez déstabilisante puisque muette, sans musique, et surtout sans aucune des actrices jusqu'ici omniprésentes. Après avoir défini les règles du jeu, Llinás les casse, le sacripant, brouillant un peu plus les pistes, et inscrivant son film dans une liberté qui réchauffe le coeur. Bon, la partie est moins intéressante, c'est juste un exercice de style un peu léger, pas très nette dans son but et pas forcément géniale. Il termine sur un court épisode hanté (filmé derrière un voile, comme une présence de fantômes à l'écran), assez murnau-esque, muet lui aussi, et dont la trame échappe un peu à l'entendement (une histoire de métisse qui entreprend un voyage avec une auteur, je crois). L'important est la sorte de trace que cet épisode laisse à l'écran autant que sur nos esprits, comme un rêve ; et le prolongement de sa thématique féminine, puisque les quatre actrices sont désormais des ombres éternelles, des identités formelles purement cinématographiques, filmées comme un groupe, dans tout leur mystère. On termine le film certes exténué, mais content d'avoir fait cette odyssée avec Llinás, d'avoir traversé tant de styles et de tons, et d'avoir déniché un cinéma pas facile-facile mais passionnant. Une expérience délicieuse, à entreprendre dès que vous aurez deux jours devant vous...