Au Fil des Ans dans la Joie et la Peine (Yorokobi mo kanashami mo ikutoshitsuki) (1957) de Keisuke Kinoshita
Ils ne sont pas légion les cinéastes à avoir osé faire des films sur des gardiens de phare, hein ! (Bela Tarr, tout de même, de mémoire et pour la rime). Kinoshita, avec la lumineuse Hideko Takamine et le grand Keiji Sada, nous livre quasiment une fresque (de 150 minutes) sur les phares nippons et ce du début des années 30 jusque vers la fin des années 50. Autant dire que le phare en a vu, des bateaux et surtout des avatars puisque ces derniers servirent notamment de cible au cours de la guerre (hommage à tous ces gardiens tombés dans leur phare, au plus haut de leur gloire). Mais bien sûr, ce n'est pas ici simplement une balade touristique comme on pourrait le faire de phare en phare à Madagascar (croyez-moi, j'en connais un rayon dans le domaine mais je vais la jouer modeste pour éviter le hors-sujet). Non. Le point de mire de Kinoshita, c'est bien sûr ce couple (phare), cette histoire d'amour sans quasiment aucune anicroche (une seule - une broutille) malgré les multiples déménagements (ça bouge énormément un gardien de phare, avec des mutations encore plus surprenantes que dans l'éducation nationale), malgré les enfants (pas facile de vivre à l'année avec des chérubins, surtout sur un caillou), malgré les drames (on aura notre larme)… Une Takamine au taquet et au petit soin pour son homme, un homme terriblement heureux à chaque nouvelle naissance (cette petite manie d'aller courir dehors quel que soit le temps quand il est heureux : excellent) mais également totalement dévoué (peut-être même un peu trop) à ses phares... Le couple, malgré les tempêtes et les imprévus, paraît aux yeux de tous plus fort qu'un roc : c'en est certes un, de roc, mais un roc n'est jamais à l'abri de petites fissures - les fissures d'une vie quoi, avec ses joies, ses peines, j'invente rien, c'était déjà dans le titre.
On aime chez Kinoshita aussi bien cette façon de filmer l'intimité de ce couple (c'est exigu une pièce de phare mais parfait pour montrer la solidarité (les joies de la promiscuité) entre les membres de l'équipe du phare ou les enfants) que pour le mettre en scène en haut des phares, de nuit comme de jour, exprimant leurs espoirs, leur (petite) vision du futur, se chamaillant, faisant le bilan. Une histoire donc de gens dans l'ombre, par définition, avec leurs petites heures de gloire (va changer une ampoule sur un poteau en pleine tempête, toi), leur douleur (l'un de leurs enfants se retrouve à l'hôpital dans un état critique), leurs doutes (chaque mutation que l'on suit sur une carte du Japon est tout un programme : entre le phare du bout du monde et celui proche des terres, d'un village), et, malgré tout, leur sérénité absolue : on a rarement vu Hideko Takamine aussi posée, aussi douce, aussi aimante face à un Keji Sada taiseux, dévoué, aimant également mais devant payer le prix fort sa dévotion au travail ; on sent d'ailleurs poindre une petite pointe d'amertume (Hideko durant la guerre, Keji après la perte d'un enfant) mais cela reste toujours dans la sobriété, la retenue... Kinoshita tente bien un petit mouvement de caméra par-ci par-là (la façon de filmer le père (lorsqu'on lui annonce que sa fille risque de vivre avec un homme travaillant à l'étranger), et de le placer dans le cadre d'abord face à sa femme puis face aux futurs beaux-parents de sa fille) mais c'est généralement filmé avec, justement, un tel sens du cadre que l'économie de moyen reste de mise. Un film plein de mouvements, géographiquement parlant, mais qui scotche par sa maîtrise formelle et cette façon de filmer ce petit couple sans esbroufe, à hauteur d'hommes. Une œuvre de maturité avec des couleurs absolument sublimes (les films aux couleurs légèrement passés de cette époque, au Japon, je suis accroc, j'avoue) qui finit par dégager un vrai petit rayon de bonheur dans la nuit de cette humanité guerrière, violente (lyrisme). Joie.