Ressources humaines (2000) de Laurent Cantet
Toujours eu une grand tendresse pour ce film (dont j'ai dû voir certains extraits un bon milliard de fois - les joies de l'enseignement) qui demeure à mes yeux et de loin le meilleur film à ce jour de Cantet. Il s'attaque ici à des thématiques qui ne sont malheureusement pas si courantes dans le cinéma français à travers le parcours d'un jeune gazier (Lespert, impecc) qui a quitté sa province pour faire des études à Paris ; il revient, lui le petit gars diplômé d'une école de commerce ou son équivalent, dans son trou perdu du Nord pour effectuer un stage (sur la mise en place des 35 h), dans l'usine où travaillent son père et sa sœur ; lutte des classes, conflits générationnels, problèmes économiques, rapports aux syndicats, aux patrons, au monde ouvrier, autant de pistes que Cantet étreint à bras le corps avec ce qui fait sans aucun doute sa patte : le naturel, le naturel, le naturel... Chaque acteur (pro ou amateur, franchement ici on s'en fout) donne une densité, une véracité incroyable à son personnage : la syndicaliste furibarde, le boss entourloupeur, le type des ressources humaines sans humanité, le père plus pathétique qu'un lion mort, les anciens amis entre jalousie et mépris... C'est assez rare pour le signaler : tout le monde est crédible et parvient ainsi à faire monter progressivement la tension, une tension qui culminera avec un face à face père / fils à tirer des larmes (une confrontation qui me laisse sur le carreau à chaque fois, un peu comme si j'assistais à la mise à mort d'un hippopotame par des hyènes : tellement insoutenable et à la fois tellement sauvagement naturel...). Cette difficulté pour le fils à revenir au bled, cette volonté de son entourage à vouloir le mettre sur un piédestal (ou à l'attendre au tournant), ce combat terrible au sein de l'usine (se servir du stagiaire pour contourner les syndicats et mettre sur le carreau certains salariés), cette implication du fils pour défendre le boulot de son père, cette inertie affreuse du père, ce monde sanglant de l'entreprise, tout se met progressivement en place pour offrir une belle et ample réflexion sur les relations père et fils, vie de province / vie parisienne, ouvrier / cadre, fatalisme / action.
Cantet a parfaitement écrit chaque scène-clé, sachant toujours, dans les scènes intermédiaires, quand couper la scène une fois qu'il est parvenu à montrer ce qu'il voulait montrer ; on a ainsi de nombreuses séquences qui s'achèvent par un brusque fondu (Lespert allant boire un verre avec ses anciens potes, Lespert chez l'ouvrier black, Lespert prenant l'apéro chez ses parents…) comme si finalement il n'était point besoin d'aller plus loin : on a compris le point de vue, la vie, la situation de chacun des personnages, pas besoin d'en faire des tartines - et autant couper court. Cela permet au cinéaste de mettre en avant des scènes de confrontation, de luttes, de conflit (cadres / syndicat, Boss / Lespert, Lespert / son pater...) qui pètent souvent comme un coup de fouet, chacun déversant alors sa bile, sa rancœur, sa tristesse, sa colère - certaines scènes montent progressivement en tension avant d’atteindre un paroxysme avec des accents de vérité vibrants ; notre petite fibre sensible ne peut rester indifférente, en particulier, aux doutes et à la pugnacité du fils, au fatalisme et à la colère rentrée du père. Une "crise" finale autant économique, sociale qu'affective... La toute toute fin, également, vaut le détour, avec ce fils sur le départ : plutôt que de s'arrêter simplement à son "envol" vers d'autres terres où l'herbe est toujours plus verte (ou plus polluée d'ailleurs), il est aussi question de tous ceux qui restent dans ce trou en attendant quoi ??? Lespert n'est pas forcément celui qui focalise l'attention (sa volonté de briser les liens, son courage de partir (? - pas forcément)) : il est aussi question de tous ceux qui, sous couverts d'excuses plus ou moins vaseuses, décident de rester, dans l’éternelle attente de… - une réflexion qu'ouvre Cantet tout aussi maline et juste que le reste de cette œuvre pleine de ressources. Une oeuvre humaine, parfaitement maîtrisée.