Roubaix, une Lumière d'Arnaud Desplechin - 2019
Je vais toujours voir les films de Desplechin avec un peu d'hésitation, je l'avoue, tant le garçon est capable parfois de nous servir des purges. Là, sur le papier, Roubaix, Léa Seydoux, l'hiver, un polar, bof bof, on se dit qu'on va pas passer le moment le plus délicieux de l'année. Eh bien, les amis, c'est tout le contraire : Roubaix, une Lumière est un des films les plus simples et les plus beaux du bougre, et un très beau moment intense comme il n'en a pas réussi tant que ça. Le voilà donc sur la piste du polar urbain, avec commissaire insomniaque, misère sociale et affaires glauques au menu. Roschdy Zem s'y colle pour camper Yacoub Daoud, à la tête d'une équipe de flics ordinaires dans la ville la plus pauvre de France. Toute sa famille est repartie au bled, mais lui, enfant de Roubaix, très attaché à sa ville, est resté, et depuis il résoud les petites affaires vaille que vaille, la plupart d'entre elles étant effectuées par des anciens copains d'école, des connaissances familiales ou des enfants qu'il a vus grandir. Trois affaires lui tombent dessus en ce jour de Noël : la fugue d'une mineure, le viol d'une adolescente, et surtout le meurtre d'une petite vieille, étranglée dans son lit et volée de quelques sous et de produits courants. On suivra alors la lente enquête autour de ces cas, opérée par sa bande de flics (dont un petit jeune (Antoine Reinartz) tenté un moment par la vocation de prêtre mais réorienté depuis), enquêtes résolues à coups de dialogues, de rencontres informelles, de coups de gueule et de flatteries.
Premier constat : quand Desplechin veut être réaliste, il sait l'être. Parfaitement crédible, parfois proche du documentaire, il sait n'en faire jamais trop dans le trait pour donner à voir le boulot quotidien, souvent laborieux, de ces flics ordinaires dans une brigade ordinaire. La longue deuxième partie, par exemple, où on assiste à l'interrogatoire de deux suspects qui ne veulent rien lâcher, est passionnante : on voit le travail psychologique des flics, l'extrême délicatesse qu'il faut mettre pour obtenir quelques mots, le mélange de douceur et d'autorité, la patience, les tactiques plus ou moins adroites, et le lent, très lent craquage des suspects, qui finissent par tout balancer. Desplechin tourne tout ça dans la longueur, acceptant les redites, les piétinements, les faux espoirs. Il est aidé par des acteurs formidables, très investis dans ce travail de réalisme : si Léa Seyoux accuse parfois quelques traits de comédienne bosseuse un peu dommageable, si les seconds rôles ne sont pas tous excellents (Philippe Duquesne, particulièrement à côté de la plaque), comment dire la perfection des deux acteurs principaux ? Roschdy Zem est génial dans la douceur, obtenant tout par le dialogue et la suavité, en y mélangeant une toute petite touche de menace et de mystère : son personnage est très dense, habité, crédible à mort, même si le scénario lui octroie parfois quelques lignes encore un peu fausses qui trahissent les élans trop littéraires de Desplechin. Quant à Sara Forestier, elle est franchement géniale de naturel dans son personnage de fille sous influence, prolo pas fute-fute dépassée par ce qui lui arrive, complètement sous l'emprise de la femme qu'elle aime. On a rarement vu Desplechin s'intéresser autant à ses personnages, ou du moins travailler cette pâte réaliste, lui qui donnait plutôt dans le conte ou la fantaisie d'habitude.
Roubaix apparaît, sous les couleurs chatoyantes des décorations de Noël, comme une ville nocturne un peu féerique, orange et or, et sans l'ériger en personnage principal, le fim la fait réellement exister : par sa faune qui forme comme un tout sous le regard de Zem, qui semble connaître tout le monde, par son contexte social très présent, par ses accents (le mélange parler de banlieue / chti fait des étincelles), par la façon qu'a la caméra d'aller traîner dans les lieux que l'Office du Tourisme désavoue : maisons branlantes, petits bars trop clinquants, rues pluvieuses, places tristes. Bien dommage que Desplechin en rajoute encore une couche par cette mise en scène trop mouvante, caméra à l'épaule qui n'arrive pas à se stabilise une seconde. C'est comme si son scénario ne faisait pas assez polar, qu'il lui avait fallu en rajouter dans le "pris sur le vif" : dans les scènes de dialogue simple, ces cadres sans arrêt changeants finissent par agacer. Dommage aussi qu'il ait voulu densifier son personnage de jeune flic, lui donner une dimension rédemptrice, échouant à le rendre crédible ou intéressant : deux scènes en voix off racontant les tourments du personnage ne suffisent pas pour faire du Scorsese, ce que le film n'est pas de toute façon dans ses intentions. Desplechin n'arrive décidément pas complètement à faire simple, veut absolument faire son intello, et c'est dommage pour ce film-là. A part ces deux petits défauts là, qui passent bien dans ce film de toute façon passionnant, on applaudit à deux mains ce passage dans le polar, et on admire une nouvelle fois le talent de Desplechin pour déjouer nos attentes. (Gols 03/09/19)
Ouh là, grosse déception pour ma part (Desplechin est-il déjà has-been ?) et beaucoup moins sous le charme que mon coblogueur préféré. Je ne vais pas revenir sur l'histoire parfaitement évoquée ci-dessus mais sur tout ce qui m'a fait un peu peine dans la chose. "Déposez-moi au bout du parc, je vais marcher un peu / Bien commissaire". Jean Richard, sors de ce corps : Roschdy Zem est zen, sous tranxène et te juge un type au rayon laser (lui, coupable, lui non) - tu joues au Cluedo avec lui, t'es mort en cinq minutes. Zem connaît Roubaix comme sa poche à tel point que plus rien ne l'étonne, comme s'il savait d'avance (c'est du French Minority Report) toutes les conneries dont les habitants de cette ville sont capables : il est non seulement un shérif (frenchy) moderne (Zem sur son cheval, hum) mais aussi le meilleur confesseur de toute la région. Une fois qu'il te prend dans son regard, tu ne peux plus lui échapper. Et c'est donc parti pour un interrogatoire croisé qui va durer toute la nuit (le film fait douze heures) pour démontrer ce que l'on savait d'avance ; à la fin, c'est toujours Roschdy qui gagne. Ces deux pauvres filles (oui, curieux choix que celui de Léa Seydoux - Chiara Mastroianni aurait sans doute été beaucoup plus crédible dans ce rôle-là - je déconne, le film n'a d’ailleurs pas un gramme d'humour ; Sara Forrestier, qu'on connaît aussi depuis toute petite, faut quant à elle franchement qu'elle arrête la bière, sinon elle sera bientôt cantonnée uniquement aux rôles que refuse Yolande Moreau), ces deux pauvres filles donc, ne vont pas faire longtemps le poids face à un Zem psychologue, fin limier, qui parle avec un calme infini proprement énervant... Au-delà de cet interrogatoire qui dure des plombes (on en reviendrait presque à regretter L. 627, c'est dire - je ne pensais pas un jour que je comparerais Desplechin à Tavernier, j'ai honte), cette vision de Roubaix "illuminé" ne va quand même pas bien loin au niveau sociologique ; vu l'ambiance pendant les fêtes de Noël, on devine celle d'un 1er novembre (Roubaix, suicide city), et Desplechin là encore ne va pas très loin pour nous donner sa vision des choses ; Roubaix, c'est pas la joie, même avec des lumières, très bien, on prend note, on s’en doutait un peu, on n’allait pas demander de toute façon sa mutation là-bas. Que dire sinon que Desplechin, en favorisant l'aspect psy (le craquage des personnages), délaisse un peu son sens du rythme, sa drôlerie intello, et tombe finalement un peu dans le polar noir guère original, qui sent la tristesse à tous les coins de rue : plus personne n'y croit encore dans cette ville de Nord qui sent la bière et le chichon à tous les étages (Zem s'accroche... comme si cela pouvait juste l'occuper pendant ses insomnies) et même cette lumière assez caustique du titre ou ces décoration de la ville peinent à nous sortir de notre léthargie. Arnaud, les histoires de famille te vont définitivement mieux au teint. (Shang 04/01/20)