Le Daim de Quentin Dupieux - 2019
Depuis qu'il est revenu en France, Dupieux s'est mis en tête d'explorer des territoires oubliés ou peu pratiqués en notre bon pays. Cette fois-ci, c'est au fantastique qu'il s'attaque, et notre bonheur de voir sa folie côtoyer ainsi l'inquiétude inhérente au genre est total. Dupieux devient, avec Le Daim et après Rubber, LE spécialiste de l'objet banal vecteur de terreur ; mais cette fois, ce n'est pas sur les traces du slasher américain qu'il marche, mais sur celles très nationales du film psychologique teinté de peur. Un objet pourtant marqué US devient l'acteur principal du film : un blouson 100% daim acquis par Georges (Jean Dujardin), homme déprimé après une rupture amoureuse, qui erre à travers le pays, sans but et sans passion, et qui va trouver dans la veste une raison de vivre. C'est en effet le coup de foudre immédiat entre l'homme et le blouson, coup de foudre qui va peu à peu virer à l'obsession : comme tous les couples amoureux, la veste va exiger de Georges une exclusivité totale, elle veut être le seul blouson au monde, elle veut que plus personne, jamais, ne porte un blouson. Georges, par amour, se met donc en quête de son but : éradiquer tous les blousons, et peu à peu tous ceux qui en portent. Il est aidé dans son entreprise par Denise, une barmaid tout aussi déprimée que lui depuis que son rêve de devenir monteuse de cinéma s'est évaporé. Ce duo fatal va mettre en place une très curieuse relation, et le film de Dupieux nous embarquer vers des rivages bien dangereux, mélange de burlesque surréaliste et d'horreur pure, d'angoisse métaphysique et de gore.
La rencontre homme-blouson apparaît bientôt comme un simple prétexte pour parler d'une rencontre homme-femme, unis tous deux dans la même bizarre passion. Belle et simple définition de l'amour (pourtant jamais évoqué entre Georges et Denise) : s'aimer c'est partager la même obsession, la même folie, la même lubie, même la plus absurde. Les deux personnages sont assez bouleversants dans leurs turpitude : Denise accepte les excès de Georges, les admire même, les fait peu à peu siens. Et Georges, d'abord déprimé, trouve un sens à sa vie, un but, et reprend la barre. Que ce cheminement passe par un bain de sang importe peu : il s'agit de se retrouver soi-même, de retrouver une fierté, et de retrouver l'amour. Cette reconquête passe par le regard de l'autre, d'abord celui imaginé d'un blouson (...) puis celui bien réel de la femme qui nous aime. Le Daim est ainsi le récit d'un homme qui réapprend à aimer la vie, et d'une femme qui apprend à aimer un homme. La beauté de l'idée est prolongée par une rigueur impressionnante de la part de Dupieux : le film, aussi fou qu'il soit, ne déborde jamais, est réalisé dans le plus grand sérieux professionnel, tout comme les agissements de Georges qui ne sont guidés par aucune démence mais simplement par la compréhension de la tâche à effectuer. Dupieux filme des idées barrées, ok, mais il les filme avec un grand sérieux. Et si le film est drôle (ce qu'il est souvent, mais pourtant moins que les autres films du sieur), ce n'est jamais à cause d'un gag ou d'un jeu d'acteurs incroyable : c'est juste qu'on est basculé dans un monde parallèle, et que le choc déclenche le rire. Impeccable techniquement, Le Daim est justement beau pour ça : il ressemble à un très beau film psychologique français, mais il est complètement fou. L'ancrage précis dans un territoire de montagnes, où la nature est réellement magnifiée par la photo, montre qu'on a pas affaire à un imbécile punkoïde à la caméra : Dupieux est extrêmement méticuleux et précis à tous les postes, de la direction d'acteurs (Dujardin est parfait, mais Haenel n'est pas en reste) au scénario très mesuré et subtil, de la mise en scène aux postes techniques.
Le film se change peu à peu en réflexion sur le cinéma lui-même, sur l'importance d'être filmé pour exister. Il raconte pas mal de choses assez profondes, sur la folie, sur la reconnaissance sociale, sur l'amour, sur la dépression, sur l'obsession. Le plus beau étant qu'il le fait sans se laisser déborder par l'émotion : à l'image du jeu de Dujardin, le film est froid comme la glace, privé d'affect (les meurtres sont presque tobe-hooperiens), et les personnages les plus dingues peuvent apparaître à l'écran sans que le film n'appuie jamais pour nous en montrer le décalage ou la folie (la copine actrice de porno, le tenancier de l'hôtel suicidaire). On en ressort dérangé, avec une gêne pas très définissable, mais aussi avec une grosse banane, et aussi avec la conviction qu'on a avec le gars Dupieux un des types les plus brillants d'aujourd'hui. (Gols 03/07/19)
"To have a blouson or not"
C'est vrai qu'il est quand même sacrément couillon ce Dupieux : plus il nous emmène dans des territoires absurdes (dézinguer tous les types qui ont des blousons, c'est sans doute assez normal en soi (rien de plus con qu'un blouson, rien que le mot) mais faut reconnaître que c'est quand même un petit peu fou comme projet), plus son film (comme l'excellente chronique du gars Gols le démontre) part sur des thématiques qui, elles, font sens. Oui, il est question de daim ("100 % daim, t'es sûr ? Putain !" - il n'y a que Dujardin et Depardieu qui peuvent dire aujourd'hui "putain" avec autant de grâce et de drôlerie) mais aussi d'amour, de cinoche, de passion, de mort... Si la fin (et le ton relativement barré) n'est pas sans faire penser à C'est arrivé près de chez vous, il faut reconnaître que Dupieux possède malgré tout un univers absolument unique en soi. Sans esbroufe, sans excès (bon ok, le coup de la pale de ventilateur ultra-tranchante est peut-être un poil exagéré), le film avance tout droit comme un couteau dans du beurre. Dujardin (il a largué totalement les amarres et, sans aucun repère, c'est indéniablement la fuite en avant) tronçonne à tour de bras, Haenel monte en un tour de main et nos deux passionnés n'ont de cesse de motiver l'autre pour arriver jusqu'au bout de ce projet obsessionnel (il ne peut rester qu'un blouson - Highlandaim, le retour) et cinématographique (il faut savoir faire des sacrifices pour se donner les moyens et aller jusqu’au bout - Haenel en productrice rêvée jamais à cours de cash...). Un côté obsessionnel, passionné qui va forcément bien au teint de ses deux amoureux qui s'ignorent et de cette folie de vouloir faire un film ; Dupieux possède ce véritable don de faire des films "ultra-natures" (qui semblent aller de soi) avec deux bouts de ficelle et une idée à la con ; cela demande, bien sûr, un véritable savoir-faire à tous les postes comme dirait mon camarade. Un petit film au départ qui n'a l'air de rien, autant qu'une veste en daim oserais-je, mais qui se révèle aussi sauvage et gracieux à l’usage que ces petits daims filmés dans leur élément naturel. Le film (avec ce ton ultra-sérieux justement et cet humour à froid constant) pourrait partir en eau de boudaim (...) mais réussit le tour de force de faire de ce "deer hunter" (« un chasseur en daim », si je peux me permettre une traduction acrobatique...) un voyage jusqu'au bout de l'enfer assez glaçant et un film plus finaud qu'il en a l'air. Dupieux, Dujardin, du daim, la fine fleur (de peau) du cinéma de genre contemporain ! (Shang 07/11/19)