LIVRE : Pas Dupe d'Yves Ravey - 2019
Lire les petits romans sans façon d'Yves Ravey est devenu un rendez-vous annuel agréable. Le compère écrit toujours plus ou moins le même livre, mais c'est comme retrouver un vieux pote qui change pas, et qui a toujours une petite bouteille de Bourbon dans son giron pour passer une soirée sympathique. Pas Dupe ressemble donc à toutes les productions de Ravey : c'est encore une fois un polar retors, qui prend place dans le quotidien d'un mec opaque ; encore une fois mené par un inspecteur qu'on croirait directement sorti d'un vieux Columbo ("encore une chose, oh, un détail, mais qui me turlupine, et après je ferme le dossier...") ; encore une fois raconté dans une écriture blanche faussement déréalisée ; et encore une fois menant à une résolution dont on aura le fin mot qu'à la toute dernière ligne. Cette fois, il s'agit d'un accident : une femme infidèle et fatale a crashé sa voiture au fond d'un ravin. Rien de criminel a priori, sauf que notre inspecteur a des doutes et va harceler le narrateur, brave mari au-dessus de tout soupçon, pour obtenir la vérité. Celui-ci s'enfonce de plus en plus dans la pression subie, et on découvre peu à peu sa biographie toute en tensions : l'amant de sa femme, une voisine très curieuse, un beau-père dominateur, le personnage simple du début se révèle rempli de frustrations et d'humiliations, s'étoffant au cours du roman, agissant avec toujours plus d'étrangeté, jusqu'à la révélation finale. Ravey est toujours aussi excellent pour dessiner ces petits mecs sans envergure, au destin pathétique, des gens jamais tout à fait au bon endroit, des gens trompés, rabaissés, mal dans leur peau ; psychologiquement, le narrateur est parfaitement compris. Mais l'écriture très factuelle de Ravey lui donne un caractère à la Jean-Pierre Melville : ses comportements, ses réactions, ses émotions sont racontés dans le détail, mais par l'action, par un behaviorisme glacial qui peut évoquer un Raymond Carver dans ses grands jours. A partir d'un tout petit détail, d'une phrase, il développe toute une existence bâclée, tout un pan de biographie qui montre un homme constamment sous pression, constamment humilié. Il faut un grand talent pour ça. Ravey situe son histoire dans un "entre deux" parfaitement senti, entre l'Amérique des faubourgs (bagnoles de marque, petites routes sinueuses, ville tentaculaire, même l'héroïne s'appellle Tippi) et la France de province (histoire vaudevillesque avec mari-femme-amant), et c'est pertinent : il est situé exactement à la jonction des deux univers dans son syle aussi, très français dans son travail sur un style "Editions de Minuit" hérité des années 60-70, très américain dans son aspect Ed McBain, polar sans esbroufe. Bref, encore une fois une réussite qui se déguste avec un plaisir total. A l'année prochaine.