La Cérémonie de Claude Chabrol - 1995
Un des Chabrol les plus connus et les plus reconnus, aucun doute, et c'est mérité : voilà indéniablement un film réussi, du moins en grande partie, et qui rassemble pas mal des obsessions du gars. Jamais la lutte des classes n'avait trouvé meilleure expression dans ses films qu'ici, où elle devient assez subtilement le vecteur de la violence sociale. Même si le film se termine dans la violence concrète, celle-ci est superbement contenue et induite dans tout le film, et les coups de fusil de chasse ne sont que l'aboutissement d'un lent travail de sape fait de domination, d'humiliations et de mépris transformé en suave politesse. La Cérémonie est très bien écrit, intelligent et frontal sans verser dans la démonstration facile, très bien dosé alors que Chabrol a parfois usé de grosses pincettes mal affûtées pour parler des mêmes choses. Tellement subtil et délicat, tellement sur le fil que parfois (on ne change pas un fan de Simenon qui gagne), il tombe dans les travers qu'il voulait justement éviter, et devient un peu démonstratif. Mais à part dans ces rares moments, le film fascine par son absence de manichéisme sur un sujet pourtant facilement binaire.
Sophie est engagée comme bonne dans une famille de grands bourgeois. Ceux-ci sont brillamment brossés comme des nantis tout de condescendance, polis et tolérants avec cette fille du peuple, la considérant comme une simplette mais complètement dans la compréhension et la politesse. Leurs relations, compliquées par le caractère presque autiste de Sophie (solitaire, télévore, analphabète, opaque), explosent quand Sophie rencontre son presque opposé, Jeanne, postière, une explosive prolo au verbe haut au passé louche, chargée de rancoeur envers ces bourgeois gâtés qu'elle méprise au plus haut point. Le duo va monter en haine et accomplir l'acte fatal : trop d'humiliations, trop de condescendance. Chabrol renvoie dos à dos les deux côtés de la barrière sociale, qui semblent irréconciliables, et regarde tout ça en démiurge machiavélique, donnant leurs torts et leurs raisons à chaque camp avec une habileté déconcertante. Les deux filles sont pénibles, écervelées, irresponsables, jalouses, mais on comprend leur colère et leur mépris pour ceux qui sont nés du bon côté des barricades ; la famille d'aristos est détestable, hautaine, mais on se dit aussi que leur comportement envers Sophie est normal et même salutaire (ils lui payent des cours d conduite, des lunettes, ils veulent même lui apprendre à lire). C'est seulement que l'humiliation est larvée, que le travail de mépris monte très progressivement. Les acteurs sont parfaits dans les clichés de leur classe, Jean-Pierre Cassel et son autorité risible, Jacqueline Bisset et son empathie pénible pour Sophie, Virginie Ledoyen et ses idées de gauche... et surtout Sandrine Bonnaire, géniale avec son visage fermé et sa fascination pour sa copine plus forte en gueule.
Le problème, c'est Huppert. Sûrement trop âgée pour ce rôle de gamine, c'est son personnage qui fait parfois tomber le film dans l'explicatif et l'exagération. Certaines scènes, dans ce film trop long de 20 minutes, sapent tout le travail hyper délicat mis en place, et c'est à cause des excès du personnage de la postière et du jeu sûrement trop décalée de Huppert. On ne croit pas à cette séquence de récupération d'habits pour le Secours Catholique, par exemple, ni même finalement au dénouement du film et au comportement de Jeanne par la suite. S les relations avec Sophie sont assez bien vues, on se dit que Chabrol n'a pas su doser ce caractère explosif. C'est bien dommage car sans elle le film est parfaitement écrit, mettant en valeur le cynisme et l'amertume du réalisateur, lui faisant enfin trouver le ton mi-sérieux mi-provocateur qu'il a cherché si souvent jadis. On admire ces longs dialogues entre ces deux mondes que tout oppose, on apprécie la subtilité du personnage de Bonnaire, et on est même prêt à rigoler franchement devant les insolences du bougre, quand il fait écouter du Mozart à sa famille bourgeoise comme s'ils écoutaient Dieu, ou quand il réussit quelques portraits pas piqués des hannetons de cette classe laborieuse et soumise représentée par Bonnaire. Du Chabrol intelligent et subtil, ce qui n'est pas toujours le cas.