Senses (Happī Awā) de Ryūsuke Hamaguchi - 2015
Un film d'une justesse confondante pour parler de la femme japonaise d'aujourd'hui, et par-delà elles de leurs maris et des relations homme/femme, et par-delà eux de la sensualité et du monde moderne : voilà ce que ces 5 heures de métrage vous proposent tout simplement, à travers un portrait tout en finesse d'un groupe de jeunes femmes modernes en prises avec leurs émois amoureux et amicaux. Chacune des parties de Senses porte le nom d'un des cinq sens, et chacune s'ntéresse de près à une de ces quatre amies, réunies au début du film sur les hauteurs de Kobe, par un temps de brouillard qui évoque bien le désarroi où elles sont à l'heure qu'il est, et le grand inconnu dans lequel elles s'apprêtent à plonger. Entre la jeune divorcée qui souffre de la solitude, celle qui veut s'émanciper en quittant un mari peu aimant, celle qui s'est enfermée dans un mariage guère passionnant et celle qui soupçonne son mari de la tromper avec une jeune écrivain, nos protagonistes représentent toutes un état de la femme japonaise ; et pour une fois, on a là des portraits très modernes : ça parle de sexe, d'émancipation, de libération, loin des clichés japonais habituels de femmes soumises. C'est ce qui frappe le plus au premier abord : on comprend ces femmes, on les aime malgré leurs défauts et leurs excès. Et peu à peu, on va aussi apprendre à aimer leurs conjoints, si veules ou incompréhensifs soient-ils. Le film est profondément humain, accordant à chacune et chacun un regard apaisé et doux, leur cédant la parole tout à tour pour leur donner l'occasion de s'expliquer : on en ressort bouleversé par ce minuscule ballet des sentiments, amoureux des personnages et emportés par un tourbillon de sensations qu'on n'attendait pas dans un film aussi simple.
Simple, oui, mais faussement. Le film propose des scènes très longues, étirées jusqu'à l'excès (et qui accuse les limites de son procédé dans le quatrième épisode, un peu too much), inspirées sûrement de Bergman, de Cassavetes ou de son collègue Hong Sang-Soo (dont on reconnaît la marque indéniable), très longs dialogues filmés au plus direct pour exprimer les tourments de ses héros. Il est question là-dedans, beaucoup, des sentiments d'amitié. Le groupe de femmes, extraordinairement soudées et solidaires, se disloque parfois pour mieux se ressouder, s'épaulant mutuellement pour faire face aux difficultés. La principale est le divorce difficile de Jun, tourmentée par un mari qui refuse de la quitter sous prétexte qu'il l'aime encore. Ce portrait d'une amitié évite tous les poncifs du genre : le groupe est soudé, mais jamais envisagé comme une seule entité. Chacune de ces femmes trouve sa liberté en expérimentant la vie, et peut se montrer en désaccord avec sa copine, quitte à se brouiller avec elle quelque temps. Si dans un premier temps on peut penser que les hommes ont un rôle secondaire, voire négatif, dans cette chronique d'une amitié, on va vite, au cours du film, s'intéresser à eux, et découvrir que même les plus pathétiques d'entre eux (le mari de Jun notamment) ont leur raison d'agir, leurs fêlures, leurs intérêts. Senses prend tout son temps pour nous montrer ça, que la vie est complexe et belle et triste et ardue. Un artiste hanté par le vide qui l'habite, un éditeur tenté un moment par une autre femme mais qui revient quand même en reconnaissant ses torts, un mari qui s'apprête à vivre un enfer en continuant à aimer une femme qui ne l'aime plus : les femmes ne sont pas les seules à profiter de ce regard éminemment empathique d'Hamaguchi.
Le film est envisagé du point de vue des sens. Dès le début,les femmes sont invitées à "écouter leur intérieur" en posant leur oreille sur le ventre de l'autre, et dès lors la métaphore est filée à travers les cinq sens, qui tour à tour deviennent primordiaux pour comprendre les personnages. La maitrise de la longueur des scènes est impecable : le film passe comme de rien, alors qu'i contient finalement peu de séquences sur sa grande longueur. Les interprètes sont impeccables, depuis les quatre femmes principales, modernes, émancipées, attachantes, jusqu'aux seconde rôles (beaucoup aimé cette infirmière geignarde, encore les deux pieds dans une tradition de l'excuse typiquement japonaise, ou cette jeune fille croisée dans un train, d'abord sympathique puis rendue distante par la découverte de la libération de la femme à qui elle parle). Marquée par une douceur irrésistible, un calme zen apparent qui cache une colère et une jeunesse folles, un sens du timing et de la mise en scène épatant, Senses est un film magnifique, que je ne saurai trop conseiller à mon Hong-Sang-Sooesque camarade.
C'est Cinétrafic qui nous a donné ce bonheur, mais le film, en coffret DVD / coffret Blu-Ray depuis le 14 novembre, ainsi qu'en VOD, est édité par Arte Editions (le site et la page Facebook). Pour Cinetrafic, vous pouvez consulter les films dont les séries françaises pourraient s'inspirer, ainsi que ses bilans 2018 et 2017



