Dead Man (1995) de Jim Jarmusch
Il est bon parfois de réviser ses bons vieux classiques juste pour vérifier que rien n'a changé, que tous les éléments sont bien là, parfaitement en place : Johnny Depp qui surfe sur le vent, Robert Mitchum tel un ours increvable encore – alors - debout, Iggy Pop en vieux lézard trans, Mili Avital (!) belle comme le jour avant de se prendre un petit point rouge dans la gorge, Neil Young en roi de la guitouse électrique qui fait péter des riffs à la bonne seconde sur chaque séquence, le regretté Robbie Müller en pape du noir et blanc et, the last but not the least, un Jarmush, of course, en champion du monde du cadre, en fin déconneur qui contrôle à la perfection le sens du timing, en roi du fondu au noir... Tout est limpide dans cette histoire, linéaire, puisque l'on ne fait que suivre l'âme éternellement jeune de Depp qui s'enfonce dans les bois, dans la violence du monde d'ici-bas ou d'ailleurs, avant de s'en aller rejoindre paisiblement, juste après le passage du Styx, la terre des esprits.
Lorsque Johnny arrive dans le bled de Machine, tout au bout de la ligne de chemin de fer, on comprend qu'il est déjà arrivé en bout de course... Il suffit d'un patron à la con, d'une jeune femme aussi légère que ses roses en papier et d'un amant un peu trop nerveux de la gâchette pour que le petit comptable Depp se retrouve en route pour l'aventure. De l'autre côté du miroir, il y est pour ainsi dire déjà. Traqué mais dignement accompagné d'un Indien bourlingueur, Depp va s'enfoncer de plus en plus deeply dans la violence du grand ouest... S'il ne comprend rien au dicton à la con que ne cesse de lui sortir son compagnon, il parvient à rester totalement lucide et efficace dès lors qu'il lui faut sauver sa peau. Trois bras cassés sont à ses trousses (dont le légendaire tueur Cole (il n'a pas seulement enculé ses deux parents, le bougre, il les a aussi tués puis ensuite bouffés - pas le genre du type avec lequel tu voudrais confronter tes valeurs)) ainsi qu'un duo de shérifs digne des Dupont/d : l'effarouché Depp va devoir faire preuve d'une certaine aisance pour passer à travers les balles - et aussi d'un peu de réussite. Jusqu'à l'épreuve ultime en bateau où son âme doit définitivement quitter ce corps meurtri.
Un film qui se déploie majestueusement en faisant preuve d'un certain sens du rythme (les courtes vignettes qui se closent en fondu passent comme dans un rêve), une œuvre qui sait alterner avec un parfait dosage humour à froid et violence subite, a piece of art parfaitement maîtrisée grâce aux grands noms cités en introduction ; quand intelligence et perfection formelle sont au rendez-vous, difficile de faire la fine bouche. Depp, encore malléable et ne flirtant jamais avec l'excès, trouve toujours la bonne mimique, la petite moue, pour rendre son personnage à la fois drôle et touchant. Ses regards noirs sont autant capables d'exprimer toute la candeur du monde que de regarder froidement sa proie - le petit comptable apprend ainsi vite à compter les cadavres qu'il empile. Le parcours donc d'une âme errante mais dans un monde bien matériel ; un monde dont il va falloir s'extraire pour rejoindre ce fameux monde spirituel que mérite tant ce curieux homonyme de William Blake. Poésie, coups durs, dérision, Dead Man constitue à mes yeux le parfait coup de maître de l'ami Jarmush. Plus que jamais dans mon panthéon personnel dans les films récents.