LIVRE : Colline de Jean Giono - 1929
Le tout jeune Giono fait ses essais en littérature, et assassine sans vergogne tout ce qui s'est fait jusqu'ici en matière de roman rural, envoyant au diable les mamies adeptes de terroir et les nostalgiques pagnolesques d'un utopique état de grâce du peuple. Chez Giono, monsieur, la nature est violente et âpre, les hommes qui vivent en son sein mutiques et monstrueux, et les éléments se déchaînent comme dans Homère. En l'occurrence, la nature en question est celle de la montagne de la montagne de Haute-Provence, terre martyrisée par les saisons et les hommes, mais qui pour l'instant a su rester sagement domestiquée et florissante. Sur une colline est implanté un hameau rachitique, et une dizaine de personnes y vivent, complètement isolées du reste de l'humanité. Mais la nature va se rebeller contre ces hommes inconscients de leur Faute naturelle : ça commence par la maladie du doyen, Janet, qui se met doucement à délirer et proférer des insultes, des anathèmes et des discours abscons. A partir de cette maladie, et d'un chat noir maléfique qui vient rôder dans le village, celui-ci semble pris d'une malédiction : l'eau se tarit, une fillette tombe malade, et surtout un incendie monstrueux vient ravager la colline. C'est comme si Janet et le chat représentaient les messagers de la métaphysique, qui vient alors percuter de plein fouet ces hommes jusqu'alors simples et laborieux, terre-à-terre et brutaux, et leur faisait réaliser la présence de la mort, de la violence, de la morale dans leur monde brutal et pratique. Le combat des hommes contre la soif, la maladie, le feu, se transforme alors en choc des titans, devenant un combat cosmogonique entre des forces contraires, celles de la nature invincibles et des misérables individus installés dessus. Giono inflige à cette poignée d'hommes des gifles sonores, les torturant moralement autant que physiquement. Il leur faudra en passer par la mort de deux d'entre eux, et par la mise à mort finale d'un sanglier pour que la nature, apaisée, consente à cesser les hostilités pour un moment. La révélation de la mort chez un groupe de paysans, voilà le programme, on est loin de Jean Anglade.
Giono semble l'auteur parfait pour traiter ce genre de sujet bigger than life, et il faut dire que, dès ce premier livre, il est l'homme de la situation. Pas une seule phrase du roman n'est banale ou fonctionnelle ; toutes sont chargées d'une puissance d'évocation surpuissante, toutes sont pesées au niveau du style pour en exprimer toute la force. On peut se lasser de ce style très voyant, de ce ton hyper-sérieux qui traite tout, les petites fleurs comme les grands vents, comme des éléments dantesques. Mais on peut aussi voir dans cette vision de la nature et des hommes un exercice de style flamboyant, qui montre un auteur en pleine possession, déjà, de son art et de sa palette d'adjectifs. J'ai déjà déclaré ma flamme aux adjectifs : ici, le vocabulaire gionesque semble infini, et chacun d'eux est utilisé avec une minutie et une force incroyables. Le sens du rythme interne du texte est imparable, avec ces courtes séquences très visuelles, avec ces longues phrases subitement brisées par une phrase de deux ou trois mots, avec cette musicalité qui s'apparente souvent à la poésie. L'ensemble déborde de la page, malgré la brièveté du texte (150 pages, et c'est plié), et on a l'impression d'être passé à la lessiveuse d'émotions à la fin de la lecture. Nul doute que le lecteur de l'époque a dû sentir dès ce livre qu'il avait trouvé là un auteur, un vrai, qui le suivrait pendant pas mal d'années. Colline : naissance d'un écrivain.