La Barrière de la Chair (Nikutai no mon) (1964) de Seijun Suzuki
Décidément que du plaisir avec ce petit cycle Suzuki. On est dans l'après-guerre dans le petit monde des prostiputes et des petits malfrats : on se focalise surtout sur un gang de cinq donzelles qui ont moins froid aux yeux que (...) qui ont donc peu froid aux yeux et qui accueillent en leur sein l'incontournable Joe Shishido (mon héros de la semaine). Nos jeunes femmes dans ce bordel intégral qu'est devenu Tokyo ont des principes : ne pas coucher avec des GI et ne jamais coucher gratos... sinon c'est l'expulsion de la colloc après un petit passage tabac qui a des allures de jeux sado-masochistes (attacher les mains de sa victime, la pendre à une corde, la fouetter en riant). Bref, pas des rigolotes, ces donzelles qui ont la particularité d'avoir des tenues unies (genre robe verte, nuisette verte et culotte verte même si je ne suis pas certain que la verte porte toujours une culotte). Joe, un miraculé qui taillade du GI et vit d'arnaque et de vols, vient trouver refuge chez nos dames... qui ont tôt fait de craquer pour cet homme couillu et farouche. Même si nos six personnages principaux sont fiers comme des paons et culottés (sauf la verte quand même), on sent venir de loin la tragédie finale...
Nos femmes à principes se font une joie de suivre leurs propres règles dans cet univers sans foi ni loi où tout le monde cherche à survivre avec les moyens du bord (le cul pour les femmes, la bite et son couteau pour les hommes – je schématise guère). Les GI sont harassés par ces femmes, en harde, qui, à chaque pièce gagnée, vont s'acheter une patate chaude - la faim justifie les moyens. Notre petit groupe de donzelles qui ne drague que le Jap à mallette garde la tête haute au milieu de cette populace : faire des concessions à leurs propres principes, ce serait encore sombrer plus bas dans la décadence... Du coup, forcément, malgré leur complicité évidente, le moindre écart est très sévèrement puni - et l'arrivée de Joe dans le poulailler n'est pas là pour faciliter l'affaire : la jalousie entre elles est exacerbée, les rivalités à fleur de peau... Le film, cru, coloré, sauvage, rigolard, violent, enchaîne les séquences marquantes : les femmes qui fouettent l'une des leurs, un bœuf que l'on tue à grand coup de hache dans la tronche, un prêtre black que l'on pervertit dans un champ de ruines abandonné par Dieu... On ne sait jamais comment cette histoire va dériver, comment les personnages vont parvenir à s’en sortir... Notre chère héroïne verte, la plus innocente au départ, devient sans doute la plus "diabolique" sur le tard (l'amour et l'affection sont peut-être dorénavant à ce prix)... le prêtre en sera pour ses frais, incapable de contenir cette petite furie sexuelle qui n'a plus rien à perdre - famille, hymen, honneur. Cette communauté un peu à l’écart de la foule bout comme une cocotte-minute et les conneries du Joe qui truande GI et Japs à l'envi risquent de finir par mettre de l'huile sur le feu... Un portrait tout feu tout flamme de cette société tokyoïte d'après-guerre où, malgré la misère rampante, on se repait de ces images aux teintes violentes, de ces décors pimpants, de ces jeux savants sur les "transparences". Un grand film joyeusement osé et bordélique du master Suzuki.