LIVRE : Eden Springs de Laura Kasischke - 2010
Au tout début du XXème siècle, un gusse un peu allumé se prétend tout à coup nouveau prophète, et parvient grâce à son charisme à attirer dans son délire moult disciples et force donzelles quasi-mineures. Le succès est tel qu'il parvient peu à peu à monter une ville (Eden Springs), constituée de villas grand crin, d'un parc d'attraction, et de jardins verdoyants. Mais peu à peu le délire part en vrille, et un cadavre un peu gênant vient fissurer la belle façade. Cette histoire vraie (photos à l'appui) semble idéale pour la scrutatrice des tares américaines qui se planquent sous le vernis de la bien-pensance qu'est Laura Kasischke. Première fois pourtant qu'elle s'attaque au documentaire, en tout cas qu'elle s'appuie sur des faits réels (avec toujours la caution très américaine destinée à lui épargner les procès : "cette oeuvre est une recréation fictionnelle", blablabla).
C'est un peu là que le bât blesse : cette histoire de secte n'est pas captivante, pas vraiment extraordinaire. Elle n'est qu'une parmi mille autres, et si le fond de la trame est bien triste, on n'assiste ici qu'à la naissance, l'avènement puis la chute d'un groupement sectaire comme les autres. Ce Benjamin Purnell, que Kasischke a bien du mal à incarner réellement, est un gourou banal, qui se sert de son bagout pour séduire son auditoire et qui s'appuie sur les peurs sociales pour construire son empire de papier, bon ; mais on se dit que Kasischke aurait pu aussi bien raconter la vie de n'importe quelle communauté religieuse à la con. Manque de puissance dans la trame de toute évidence : il y a du coup dix fois plus de tension dans ses romans que dans ce "documentaire". La dame ne parvient pas à faire exister les personnages, et le contexte social est à peine effleuré. La faute sûrement à la brièveté de ce livre, qui passe comme un soupir et ne laisse aucune trace, là où on aurait pu attendre que Kasischke empoigne son sujet et en livre une lecture profonde.
Ceci dit, et puisqu'on a affaire ici à une grande auteur, il y a quand même de quoi se satisfaire là-dedans en attendant le prochain grand roman. Les choix de points de vue, par exemple, sont intéressants : en courts chapitres, le livre donne la parole aux femmes qui entourent Purnell, depuis cette prof intello qui se laisse entraîner dans son sillage et devient son bras droit jusqu'à la jeune convertie qui le trahira, depuis sa victime sacrificielle jusqu'à ses fans énamourées. A chaque fois, Kasischke sait varier son style, épaissir quelques personnalités. D'autre part, ça fait du bien de retrouver dans ce livre un peu anecdotique tout ce qui fait le charme de l'écriture de la dame. Les thèmes qui lui sont chers sont là, notamment ce que je qualifierais de "sexualité moite", les corps ramenant toujours les êtres à leurs bas instincts alors qu'ils aspirent à la grandeur, et étant toujours synonymes d'asservissement féminin. Le sexe est de toute façon le moteur de tout dans cette histoire, à la fois pernicieux et renvoyant à un éden perdu. Tout Kasischke, quoi, mais comme atténué par le sujet, un peu étouffé. A noter, pour finir, une postface tout à fait pertinente de Lola Lafon...