Primate de Frederick Wiseman - 1974
Il ne fait pas bon être un singe à Atlanta, c'est moi qui vous le dis. Wiseman pousse les portes d'un énième lieu secret, en l'occurrence un centre d'expérimentations sur les primates, et filme ça dans la longueur, sans commentaire, on connaît la chanson. Dans le noir et blanc crayeux de ces années 70, l'expérience est éprouvante, d'autant que cette fois, l'absence de voix off nous renvoie à notre propre observation, et qu'elle s'avère assez pénible. Dans un premier temps, le film est plutôt agréable, voire même drôle par endroits. On assiste à la paisible observation des primates par leurs frères humains, à la patiente prise de notes et aux discours assez décalés des chercheurs (surtout quand il s'agit de discuter éjaculation du singe), on regarde avec bienveillance quelques docteurs faire de gros poutous à ces petits chimpanzés trognons, on rigole devant les jeux qu'on leur fait faire, on rentre peu à peu dans le film par une porte assez soft. Ma préférence à ce docteur impassible, pipe à la bouche, discutant de l'érection des gorilles face à une stagiaire quelque peu mal à l'aise, et ordonnant à ses assistants des branlettes simiesques thérapeutiques (pour branler un singe, faites lui boire du jus d'orange avec la main gauche pendant que la droite active la pompe ; remplacez l'orange par du rhum, Shang atteint la félicité). Le filmage rigoureux et implacable de Wiseman, qui regarde les murs nus du centre avec une fascination louche et l'objectivité des chercheurs avec crainte, nous met toutefois la puce à l'oreille : si le gars a choisi de filmer les singes, c'est sûrement à cause de leur proximité avec l'homme, et il y a quelque chose de génant dans le fait de voir des gens expérimenter sur des animaux qui leur ressembent tellement (très beau plan de ce singe tondu, dont la peau ressemble à celle d'un vieillard).
Peu à peu, le film s'enfonce dans la noirceur et la violence. Ces scientifiques ne sont pas à blâmer : après tout, ils font leur taff, et expérimentent tous azimuts, sans toujours savoir ce qu'ils cherchent. Une scène de réunion les montrent d'ailleurs insister sur l'importance de la recherche pour la recherche afin d'obtenir des subventions. Mais leur objectivité se met petit à petit en porte-à-faux avec ce qui nous est donné à voir : une torture pure et simple de nos frères à poil. Impulsions sexuelles induites par stimuli électriques, implantation d'électrodes à même le cerveau, opérations sans anesthésie, expérimentations sur le vertige in vivo, pour finir par la dissection et la décapitation d'un singe mignon comme une peluche, c'est assez insoutenable. Les plans sont longs qui montrent un chimpanzé se réveiller douloureusement d'une anesthésie, ou un macaque terrifié par son sort, ou l'agonie d'un singe puis son découpage en tranches : une impression d'enfer, pas si loin de celle de Titicut Follies, rendue d'autant plus éprouvante que les singes nous regardent, nous ressemblent et ont les mêmes gestes de refus de la douleur que nous. De temps en temps, un des docteurs semble se rendre compte de la "personnalité" de son sujet d'expérience ("Ses yeux sont tristes"), mais la plupart du temps, ils sont dans les faits, dans les gestes, dans la science. Pour cette fois, la pseudo-objectivité du cinéma de Wiseman est au service d'un discours induit, jamais asséné bien sûr par le cinéaste, mais bel et bien là : la souffrance animale sera toujours là, et celle de l'Homme par la bande. On détourne souvent les yeux de ce docu âpre et violent, mais quand on les repose dessus, on applaudit bien fort à la rigueur et à l'absence de concession de ce cinéma.
tout Wiseman : clique