LIVRE : Un de Baumugnes de Jean Giono - 1929
Vous les entendez, les cigales ? Dès que les beaux jours arrivent, c'est plus fort que moi, il faut que je me tape un de ces bons vieux Giono, histoire d'être en harmonie avec le paysage, les hommes et la littérature. Aujourd'hui, donc, un petit roman de jeunesse magnifique, aussi court que puissant, aussi modeste qu'unique : Un de Baumugnes, roman d'amour fou pour une fille entrevue quelques minutes, un peu comme "Les Passantes" du père Brassens. Premier tour de force d'entrée de jeu : Giono choisit de nous faire raconter le récit non par son héros central, mais par un personnage qui paraît anecdotique au départ, et qui va prendre de plus en plus d'ampleur au fur et à mesure du récit : Amédée écoute le récit d'Albin, jeune ouvrier agricole tombé raide dingue d'Angèle, une apparition qu'il fut trop timide pour aborder. Un autre l'a grillé, a embarqué la donzelle, et depuis Albin vit dans le souvenir obsessionnel de cette fille. Amédée décide donc de la retrouver, et va se faire embaucher par ses parents dans une ferme battue par les vents et peuplée de gens étranges et austères. Il découvrira que Angèle est cachée dans la ferme, déshonorée par la vie de prostituée que son amant d'un jour lui a imposée. Il faudra les deux plus beaux chapitres de la chrétienté pour résoudre cette intrigue, et toute l'évocation imagée, la langue poétique et la rigueur de personnages de Giono.
Le jeune Giono lâche les freins à son écriture et n'a pas encore la sagesse de la contenir : ça donne une merveille de poésie, où chaque phrase est pressée pour en extraire toute la puissance, la moindre allégorie qui traîne, la plus grande musicalité. Lire ce texte, c'est accepter de plonger dans une langue touffue, imagée à chaque seconde, qui donne au paysage une densité mythologique surpuissante. Giono regarde sa Provence comme une toile de maître, disons un Cézanne, et lui donne une pâte dantesque par la seule force de son vocabulaire (illimité), de ses images (audacieuses) et de son utilisation d'un langage populaire argotiquo-poétique. On n'est jamais complètement dans le monde tel qu'il est, on est toujours à la limite du fantastique, tant tout est rendu presque à la façon d'un chamane ; et pourtant, on se coule dans ce monde avec délice, en en reconnaissant chaque détail, fasciné par la simplicité humaine avec laquelle Giono regarde tout ça. Un de Baumugnes a à voir avec la littérature, la peinture et la musique tout autant. Pour prouver son amour des esprits, son pouvoir invocateur et sorcier, la magie qu'il peut mettre en place, il écrit un chapitre mirifique : Albin utilisant la langue de Baumugnes, c'est-à-dire la langue des muets, jouée à l'harmonica en d'infimes nuances, pour déclarer sa flamme à Angèle ; un passage incroyablement beau et secret. Un roman qui a les deux pieds bien plantés dans le sol et en même temps la tête dans les nuages, moi je dis : quelle beauté.