Les Temps Modernes (Modern Times) de Charles Chaplin - 1936
Est-il nécessaire d'ajouter cette note au siècle de louanges et de déclarations d'amour envers ce film ? C'est toujours le souci quand on voit un des grands chefs-d'oeuvre du cinéma : que dire de plus, qui n'ait pas été dit, redit et contredit sur tous les sites possibles et imaginables ? Puisqu'il faut bien justifier pourtant l'adage qui veut qu'on doive l'ouvrir même quand on a rien de plus à dire, fendons-nous donc d'un nouveau texte sur Les Temps Modernes. Mais en soupirant, je vous l'avoue.
Avant de faire le film définitif sur Hitler, après avoir fait le film définitif sur l'enfance, Chaplin réalise donc le film définitif sur la société industrialisée et l'aliénation qu'elle déclenche. Comment elle vous attrape le prolo moyen dans ses filets, comment elle l'incorpore dans son engrenage, comment elle l'expulse dès qu'il faute et comment elle le refuse dès lors qu'il n'est plus dans le système. Sujet d'actualité en 1936, que Chaplin traite comme à son habitude par le comique et la dérision, tout en gardant une sévère amertume. Il utilise pour ce faire deux personnages : d'un côté, un brave ouvrier docile au système, transbahuté d'une catastrophe à une autre et toujours rejeté. Qu'il soit travailleur à la chaîne, mécano sur un chantier naval, gardien de nuit, ou même prisonnier (état qu'il trouve à la rigueur le plus enviable), il est sans arrêt inadapté, sans arrêt expulsé de ce monde qui n'accepte pas sa candeur, son innocence (et sa maladresse). De l'autre côté, la rebelle totale, celle qui refuse, ne s'adapte pas : une clocharde grande gueule (et mineure). C'est l'apparition fantasmatique de Paulette Goddard et ses bananes, femme-faon dont on rêverait de faire des tapis de souris (ceci est une private joke), véritable émotion immédiate, une évidence d'énergie (vous avez compris que je suis assez fan, c'est ma Gene Tierney à moi). Ces deux-là étaient faits pour se rencontrer, ce qu'ils font au sein du cauchemar climatisé de la première moitié du XXème siècle.
Le gusse pris dans les rouages de la machine, les patins à roulettes au bord du grand trou, la chanson en charabia, le mec qui prend malgré lui la tête d'un cortège syndical, l'intoxication à la cocaïne, le rêve avec la vache, le couple qui s'en va au coucher de soleil sur la route (magnifique faux-raccord) : c'est là-dedans. Des scènes qui sont passées dans l'inconscient collectif, et qu'on revoit toujours aussi fasciné, toujours aussi hilare. Le jeu de Chaplin a rarement été aussi parfait, alors qu'il renonce avec ce film à son personnage de clochard et au cinéma muet par la même occasion. Très jolie idée, d'ailleurs : la première fois dans l'Histoire qu'on entend la voix de Chaplin, et elle prend la forme d'un charabia, d'un langage inventé, un peu comme si un bébé trouvait le sens du langage : c'est la scène de la chanson au cabaret, moment presque surréaliste dans ce film pourtant les deux pieds bien sur terre. Le langage, dans ce film en partie parlant, est réservé aux élites, aux puissants : les gueux, eux sont muets et burlesques, encore ancrés dans le passé que Chaplin a du mal à quitter. Mais les mimiques chaplinesques sont tellement imparables, son rythme de jeu tellement parfait, qu'on ne se plaint pas de ce petit retard sur la technique de son temps. C'est du travail d'orfèvre, d'une virtuosité extraordinaire dans le moindre minuscule geste. Comme à son habitude, il gère avec une parfaite subtilité le mélodrame et le comique, la colère et la distance : oui, le monde est injuste, les gens sont traités comme du bétail (la fameuse allégorie du premier plan), le travail tue l'Homme au lieu de le faire grandir, la soumission est partout ; mais il y a toujours moyen de trouver de quoi rire au sein de l'enfer, et de quoi espérer grâce à l'amour. Le plus touchant, finalement, là-dedans, c'est de voir ces deux petits personnages disparaître dans la modernité, broyés par la technique et l'inhumanité du monde, condamnés à mort ; car on ne se fait guère d'illusion pour eux : le film s'arrête là, mais on sent bien que les galères ne sont pas finies, et que le fantasme de confort capitaliste du héros est encore loin. Le film va ainsi, d'optimisme en pessimisme, mais le dernier carton ("We'll get along !") et le sourire qu'il impose au petit couple qui s'éloigne vers des lendemains possiblement meilleurs concluent la chose sur une pointe d'espoir. On sort de la séance tout ému, et bien que connaissant chaque séquence par coeur, on se retrouve toujours aussi bouleversé par le génie du film. Un chef d'oeuvre, non ? (Gols 08/05/18)
Paulette, Paulette, Paulette… Comme tout a déjà dit sur ce film et que tout a été redit par Gols, cela ne me laisse qu’une option : faire une ode à Paulette ; je savais la dévotion que mon camarade de jeu avait pour la chtite et je dois avouer que je ne me rappelais point à quel point elle était extraordinaire dans ce film intelligemment burlesque plein de rouages et d’huile. Fraîche me disait hier mon comparse au téléphone (oui, parfois on s’appelle, pour vérifier), j’ajouterais espiègle, légère et éternellement souriante (l’opposé en quelque sorte de la donzelle chiante, bref un miracle), dansante, charmante, complice… On pourrait choisir au hasard n’importe quel photogramme, elle est à chaque fois divinement belle et rayonnante.
Face à mon gars Chaplin tout engoncé dans sa gabardine taille S, un Charlot qui se prend constamment les pieds dans le tapis, les doigts dans l’engrenage et finit chaque fin de séquence en prison, elle apparaît comme la personnification même de la liberté, de la joie de vivre, de l’optimisme… Il faudrait une thèse pour étudier son jeu de jambe tant elle donne parfois l’impression de ne jamais toucher terre, tant elle n’a de cesse de rebondir sur l’asphalte comme s’il s’agissait d’un tapis de gymnastique. Elle incarne une sorte de sauvageonne des villes qui parvient toujours à se sortir des pièges tendus par les flics grâce à son éternel petit côté gracile craquant et sa jeunesse insouciante. Long is the road for this ultra modern woman totalement irrésistible. Demain, je l’épouse, quitte à ce que Gols me fasse la gueule. (Shang 28/05/18)