Wonder Wheel de Woody Allen - 2018
On ne va pas reprocher à Woody de vouloir essayer d'autres styles en ses vieux jours, c'est même tout à son honneur. Avec Wonder Wheel, on est tranquillement dans ses pantoufles, c'est aussi ça, le plaisir d'aller voir année après année ses films, mais il y a un petit quelque chose qui montre que le gars a envie d'autres styles, d'autres façons de filmer. Alors il tente.... pour le pire et pour le meilleur. On cherchera donc un peu en vain les champs/contre-champs raffinés de Woody dans ce film pourtant très bavard, et on ne trouvera pas plus ses refus obstinés de travellings pour filmer les scènes de dispute en appartement ; on ne trouvera pas non plus les couleurs automnales de ses grands films, ni cette subtilité mélancolique de la photo qui nous émut jadis. Cette fois, le gars a choisi un chef-op qui lui va comme une bicyclette à une truite cendrée : Vittorio Storaro a tourné avec Saura, Bertolucci ou Coppola, et il aime la couleur, voyez-vous. On comprend que, vu le contexte du film (une fête foraine dans les années 50), son choix se porte donc sur des couleurs chaudes, orange, ambre, bleu, et qu'il ait choisi de styliser l'image jusqu'au maniérisme (on pense à One from the Heart de Coppola) ; mais par manque de mesure, il sature le film de couleurs, et parfois sans aucune signification : on voit donc les visages des acteurs passer du bleu à l'orange dans un formalisme qui éteint toute crédibilité. Curieux choix, tout de même, même si ça donne à l'ensemble une sorte de charme déconnecté, comme si on assistait à un rêve, et que ça occupe l'oeil quand on s'ennuie dans les longs, très longs dialogues du film. Plus pertinent est ce choix dans les plans généraux, puisqu'il mythifie les décors et leur donne une patte très mélancolique : très beau plan d'ouverture sur une plage bondée, beaux intérieurs de bar, jolis cadres sur le parc d'attraction... J'ai passé tout le film à me dire : "J'aime ou je déteste la photo ?", et je n'ai toujours pas la réponse à l'heure qu'il est.
Autre changement : la mise en scène, même si c'est moins spectaculaire. Dans les nombreuses scènes de tension entre Ginny (Kate Winslet) et Humpty (Jim Belushi), ou entre Ginny et Carolina (Juno Temple), Woody ose carrément LA CAMERA A L'EPAULE et le travelling avant qui suit les acteurs dans le décor, figure de style étonnante et nouvelle chez lui. Je préférais quand il était plus distancé, pour ma part, qu'il utilisait le cadre fixe et faisait passer ses acteurs dans celui-ci pour exprimer leurs dissensions. Wonder Wheel pourrait par ailleurs être le premier film de Woody où il rate ses champs/contre-champs, les réduisant à un montage saccadé, avec des personnages pas dans l'axe, dans un plat "on filme celui qui parle" sans imagination. Si on retrouve avec bonheur quelques figures de style éternelles du maître (les plans sur le môme qui fout le feu partout, les dialogues où deux personnages sont cadrés ensemble, très joliment chorégraphiés, le commentaire face caméra), on s'étonne de cette maladresse, de cet abus de gros plans signifiants, de cet habillage stylistique lourdaud.
Et puis il y a le scénario : un peu ringard (on croirait une pièce de Tennessee Williams ou de Eugene O'Neill, d'ailleurs cité comme référence), pas toujours passionnant (beaucoup de redites), il repose entièrement sur une trahison amoureuse pas très grave (Timberlake aime deux femmes : une mère et sa belle-fille), ce qui est un peu court pour faire un film. Les personnages sont heureusement suffisamment épais pour rattraper la chose, notamment celui de Winslet : actrice ratée, vieillissante, mal mariée après une trahison de sa part qui a mal tourné, flanquée d'un fils insupportable, elle apporte une belle densité à cette tramette, et porte à elle seule tout le mélodrame. Winslet en est d'ailleurs consciente, est parfois assez bouleversante (toute la première moitié), parfois chausse de gros sabots pour faire passer ses sentiments. Les personnages plus légers apportent le contre-point à ce caractère trop théâtral : un Belushi touchant en gros plouc, un Timberlake amusant en dramaturge-sauveteur en mer, et une Juno Temple craquante et modeste dans son jeu (elle laisse la place à Winslet avec une abnégation qui fait plaisir à voir). Le tout forme un film pas désagréable, parfois ennuyeux, très futile, et se laisse regarder sans problème ; c'est juste que c'est un Woody Allen, et qu'on ne peut donc qu'en ressortir vaguement déçu.
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