La Comédie-Française ou l'Amour joué de Frederick Wiseman - 1996
Nouvelle plongée sans masque dans les arcanes très secrètes et d'ordinaire fermées de la vénérable institution française. Pour cette exploration d'un univers étranger, Wiseman y va sans complexe, plantant comme à son habitude sa caméra à bonne distance, s'effaçant le plus possible pour capter les moments grandioses ou minuscules de la Comédie Française, se refusant à tout commentaire, tout sous-titre, toute subjectivité dans sa façon de regarder les choses, enregistrant patiemment et pendant de longs mois le quotidien de la maison dans tous ses aspects. Ce qui en ressort est le refus forcené de tout "romantisme" quant à la magie produite par le lieu : le travail de Wiseman est de mettre à jour la magie des répétitions et des représentations, mais aussi le trivial travail de réunions budgétaires, les soucis de costumes ou les infinies réflexions sur le sens de telle ou telle réplique. On est prodigieusement captivé par ce cinéma sans effets, pourtant très personnel dans le montage ou dans le choix des séquences montrées, pointant même, peut-être contre son réalisateur lui-même, une certaine ironie : la Comédie Française apparaît comme une institution fermée sur elle-même, opaque, presque sectaire, et le monde extérieur, qui fait son apparition dans quelques plans parisiens presque anonymes, ou dans les files d'attente de spectateurs à la billeterie, n'y est presque jamais toléré. On entre à la Comédie et on n'en sort que les deux pieds devant à cette époque (Torreton, longuement filmé, changera un peu la donne) ; en atteste la séquence finale, à la fois tendre et effrayante, où Catherine Samie vient rendre hommage à une ex-comédienne qui fête ses 100 ans : Samie est là comme caution, comme gardienne, et on sent bien que cette petite vieille n'a jamais réellement décroché de son appartenance à la Maison. Caisse de retraite interne, logements au sein de la Maison, auto-gestion des conflits : on est dans une endroit fermé, un de ceux que Wiseman adore filmer.
Pour tout amoureux du théâtre, il y a là-dedans des scènes fascinantes. Comme cette prise de tête très longue sur le sens exact du "Tout de même" de Sganarelle dans Dom Juan, véritable exemple de l'exigence de la Comédie Française ; comme ces répétitions de Marivaux, où Wiseman scrute le travail discret et ardu de Torreton ; comme cette scène de Racine prodigieuse, quelques minutes de magie où les comédiennes (sous la direction de l'immense Yannis Kokkos, mes salutations respectueuses au passage) semblent enfin avoir trouvé le ton, l'essence de leurs scène ; comme cette représentation de Dom Juan, assez loin de ce qu'on vient de voir en répétition. Le film témoigne d'un travail sans relâche, et se montre très respectueux de tout ce petit monde qui s'active pour le théâtre français. Il montre les petites mains qui s'activent à la couture, les machinistes qui montent des décors monstrueux, la caissière qui gère les soucis de public, les perruquiers, les régisseurs, même les femmes de ménage : tous sont au service de la représentation, et cet aspect dérisoire et grandiose réchauffe le coeur.
En contrepoint de cette magie, le film montre des choses beaucoup plus terre-à-terre : des réunions chiantes où on discute du salaire des électriciens ou de la nécessité de rembourser les frais de lunettes pour les plus âgés. Wiseman se fait alors très légèrement acide, montrant que pour arriver à la beauté de la représentation, à cette espèce de "hors du monde", il faut en passer par des épisodes beaucoup plus terriens. Il se dégage en tout cas de ce film une impression d'exhaustivité, on a l'impression de visiter toutes les pièces de la maison. Dans des cadres rigoureux mais libres aussi de suivre tel ou tel comédien, souvent pris avec distance, dans une mise en scène très effacée, dans un montage en charge de toute la partie subjective, Wiseman réussit une nouvelle fois son incursion dans un monde fermé au public.
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