Miracle à Milan (Miracolo a Milano) (1951) de Vittorio De Sica
Miracle à Milan : petite merveille de l'optimisme forcené ou petite mièvrerie vieillo-réaliste ? Je pense que l'ami Gols (que je fréquente, aussi, parfois) pencherait pour la seconde option, et je dois dire, honte à lui, que je ne serais pas loin sur ce coup de lui emboîter le pas. Comment, s'attaquer à De Sica, au grand Vittorio De Sica ? E perché no, après tout.
Après un début ultra néo-réaliste avec un bébé qui naît dans un chou (ah la bonne blague) et l'épisode ultra-breliste du gamin, simple petite figure en noir, suivant, dans le brouillard, le corbillard de la grand-mère qui l'avait recueilli dans son jardin (Dire, que Fernand est mort, dire, qu'il est mort Fernand... magnifique image pour le clip du grand Jacques), on rentre dans le vif du sujet : il n'y a pas que les imbéciles qui ont le droit d'être heureux, il y a aussi les pauvres. Il suffit, juste, de savoir profiter d'un rien : un rayon de soleil dans la brume, joie, un taudis en tôle transformé en taudis en bois, joie, un homme en colère souffle dans un sifflet, le voilà plus léger, joie ... Totò (Francesco Golisano, une tête à pouvoir porter cinq kilos de pommes-de-terre dans sa casquette) ramène en vous la joie de vivre et c'est cela être bon : vous êtes petit, il se met à votre hauteur, vous avec des rhumatismes, il mime le mal de dos, vous avez la gueule tordue, il vous parle en faisant une grimace. Soit il est bon, soit il vous prend pour un con, le fait est que cela fonctionne (la joie de vivre est communicative comme l’est d’ailleurs le désespoir si on pense à Raymond Barre)) ; notre héros est ainsi vite adulé : la vita e bella se tue-t-il à dire, oui, tout le monde se met à le croire et cela rappelle le refrain d’un autre cinéaste italien conchié par le toujours obtus Gols (qui me sert de caution pour l'occase, marche). Cette histoire d'un Zelig du bonheur part certes d'un bon sentiment mais devient quand même rapidement mièvre (échangerai pas mon baril de Capra contre cinq kilos de De Sica, pas fou).
Et puis tournant du match. Surviennent alors les méchants richards avec leur haut de forme : ils veulent virer les squatteurs milanais. Là encore Totò est au taquet et leur fait bien comprendre que tous les êtres humains ont cinq doigts et sont donc tous un peu pareils – sous-entendu, laissez-nous en paix : on dirait du Paulo Coehlo tellement c'est sot, et ça fonctionne... Enfin pas longtemps car du pétrole est trouvé sur le terrain et les richards, forcément suppléés par les forces policières à leur solde, sont bien décidés à virer ces hommes en guenille. Totò, littéralement touché par un don du ciel, va faire une pluie de miracles pour décanter la situation ; le final est harrypotteresque avec des effets spéciaux ultra-ringards - mais attention, poésie ! Ouais, enfin ringards quand même…
Alors bon, on pourrait trouver une certaine truculence dans ces scènes de flics qui partent en vrille sur des patins à glace (miracle), voire un petit côté poético-biblique dans cette séquence où les pauvres repoussent les gaz lacrimo avec leur souffle (miracle à la Moïse), pour ne pas dire quasi surréaliste avec ces chapeaux haut de forme qui chassent un pauvre collabo (miracle, again, mais toujours pas dans les effets spéciaux... allez, avouons tout de même que cette transparence-ci a du charme...). Oui, on pourrait. De même, l'optimisme est tellement rare de nos jours que ce Totò pourrait faire figure de personnage salvateur comme une sorte de discours à la Macron pré-élection. Oui, on aimerait presque pour une fois ne pas faire le cynique de service... Mais bon, franchement, entre nous, soyons justement réaliste : c'est gnangnan et populiste comme tout, ce discours genre "je suis du côté des pauvres et en plus je veux les rendre heureux et béats" (genre un peu comme mon film). Les pauvres passent en plus franchement pour des petites merdouilles dans leur désir matérialiste idiot (Totò peut réaliser tous leurs vœux : je veux un manteau en fourrure, moi des millions, moi une machine à coudre... pas jojo tout ça) ; Totò, sentimental et moins con que la foule, heureusement, aime à flirter et sait rendre heureuse sa compagne (la seule à sauver) avec une simple marguerite... C'est toujours un peu bébête mais, au moins, pas bassement matérialiste. La touche romance, quoi… pas d’une originalité folle… Le film eut la palme en son temps et l'on est assez content que 48 ans plus tard ce fut Rosetta. On a un peu évolué, oups. (Shang - 12/11/17)
Contrairement à ce que prévoit le fiston Shang, je revois toujours avec plaisir Miracle à Milan. Il ne faut pas confondre mièvrerie (Benigni), bons sentiments (Tornatore), et naïveté, et il me semble que De Sica, ici, fait plus montre de la troisième que des deux premiers. Naïveté de façade, d'ailleurs : on est dans le conte, dans les petits motifs mignonnets et frais du film pour enfants, mais derrière cette candeur se cache un regard noir sur notre bonne vieille société et ses habitants. Oui, le De Sica du Voleur de Bicyclette est bien là, mais plus dissimulé, plus gai sûrement, et prenant des chemins plus détournés que le mélo frontal pour exprimer la même chose : de chaque côté de la barrière sociale, il existe des connards et des anges. Le gars Shang est d'ailleurs un peu embarrassé quand il qualifie le film de populiste tout en lui reprochant de se moquer des pauvres dans le même mouvement. Or, il est bien plus question de critique sociale que de manichéisme ici : si, oui, le cinéaste est du côté des sans grade et des gueux, il pointe avec rudesse l'étroitesse d'esprit de ces petites gens. La cupidité, la jalousie, l'envie, la bêtise, ne sont pas réservées qu'aux riches, et sitôt la fortune à portée de mains, nos misérables vont montrer leur plus bas instincts en commandant des objets de consommation courante ou du fric à foison, sans s'inquiéter de solidarité. On croirait entendre ce personnage de Germinal qui affirme que les pauvres ne réclament pas l'égalité avec les riches, mais cherchent à devenir riches à leur tour. Si le petit monde décrit ici est charmant, proche d'un kolkhoze fantasmé où l'entraide et la compassion sont de mise, le film pointe rapidement les limites du système : les puissants ne sont pas les seuls responsables de la chiennerie de la vie, les pauvres y participent pas mal eux-mêmes, avec leurs sentiments ambigu et leurs bêtise. La scène où une délégation de gueux se rend dans les salons du propriétaire millionnaire en est un bel exemple : boire un thé dans une vraie tasse suffit à leurs ambitions.
Ceci dit, c'est vrai, le film est dans un amour total de ce fantasme (communiste ?) d'une société qui se contenterait de peu et qui vivrait dans l'harmonie et la solidarité. De Sica décrit avec beaucoup de tendresse ces gens tout tordus qui survivent dans ce terrain vague, inventant mille combines pour être heureux (le lever de soleil comme spectacle (payant, tout de même)). C'est drôle, enlevé, dynamique, le film a un vrai sens du rythme et du plan : admirable photo d'Alado Graziati, montage délicat, cadres parfaits privilégiant les plans d'ensemble, vastes, peuplés, grouillant de petits détails. Je reconnais que certaines idées sont un peu ringardes, que tout n'est pas inoubliable (comme ce final sur les balais de sorcière, too much, ou ces anges "cocteauesques" parfaitement ineptes (vous avez compris ce qu'ils trafiquent avec cette putain de colombe, vous ?)) ; mais tout de même, en prenant en compte qu'on est dans un conte de fées (la première phrase : "il était une fois"...), on apprécie cette imagerie enfantine. Et on note que plus d'une idée doit plus au surréalisme qu'à un fantastique de bazar, comme ce très beau plan effectivement d'un mec poursuivi par des chapeaux-claque. Très italien (on pense souvent à La Strada), le film a tous les défauts et toutes les qualités du pays : excessif, paillard, braillard, mais aussi doucement poétique et beaucoup plus politique que ce qu'il laisse paraître. Ah non non, moi j'aime bien. (Gols - 31/01/19)