The Square de Ruben Östlund - 2017
Parmi les sujets abordés au cinéma, il en est un que ces messieurs prennent avec des pincettes, et comme des demoiselles affolées (ou des poules devant un mégot) : c'est celui de l'art contemporain, sujet balèze tant est facile la tendance consistant à s'en moquer, ou ardue la volonté d'en comprendre les rouages souvent abstraits. C'est pourquoi l'arrivée de The Square est une excellente nouvelle. Östlund, avec son irrévérence de collégien, s'attaque réellement au sujet, sans s'en moquer, sans posture populiste, mais sans se gêner non plus. Le film est brillantissime, maniant en virtuose (parfois un peu à l'esbroufe certes) de vastes questions posées par l'art contemporain, et vous laisse face à une vraie béance d'interrogations fascinantes. Oui, il pose mille fois plus de questions qu'il n'apporte de réponses, et on peut trouver ça facile. Mais quand ces questions sont aussi fondamentales, on peut comprendre que leur résolution soit impossible. Et qu'il les aborde avec un tel sens du spectacle, un tel humour, un tel brio de mise en scène, suffit à notre bonheur : on passe 2h30 littéralement en apesanteur, happé par l'étrangeté du bazar, par son côté fourre-tout, par sa profonde originalité.
Une nouvelle création dans un musée déclenche une somme de petits événements dans la vie de Christian, conservateur dudit musée. Tout semble s'articuler autour du concept de cette oeuvre, simple carré dans lequel se cristallise la bonté humaine, l'empathie, la solidarité. A partir du vol de son portefeuille, la vie de Christian semble littéralement hantée par cette oeuvre, de façon superficielle ou beaucoup plus profonde : un enfant qui le harcèle, une journaliste américaine peut-être un peu fêlée qui tombe amoureuse de lui, des geeks qui lui préparent une campagne de pub affreuse, une communication à base d'homme-singe qui tourne mal, un visiteur atteint du syndrome de Tourette qui gâche une conférence, une oeuvre qui part en miettes dans l'aspirateur du service de nettoyage, une SDF pas aimable pour un sou, le film accumule les situations fermées sur elles-mêmes, en un catalogue de petits ou grands tourments qui paraissent tous déclenchés par ce carré et les questions naïves qu'il pose. L'art peut-il changer le monde ? un sac à main exposé devient-il une oeuvre d'art ? peut-on faire de sa vie un happening ? où est la beauté ? l'art n'est-il pas trop grand pour notre vie triviale ? un spectacle de pom-pom girls n'est-il pas plus excitant qu'une expo de cendres ? est-ce que posséder un singe peut être un acte créatif ? peut-on encore faire de l'art quand des gens crèvent de faim ? que faire de ses capotes usagées ? Sans jamais se moquer, Östlund scrute ces questions fondamentales, dans une suite de sketches ravageurs, très dérangeants, souvent super drôles, et réussit un brillant essai mystérieux sur les arts plastiques.
On est toujours dans une incongruité étrange, comme si Christian évoluait dans une sorte de rêve conceptuel barré. Mais on est toujours aussi dans le concret de la vie, dans des situations qui, si elles sont menées au bout, pourraient advenir. L'étrangeté totale des rythmes trouvés par Östlund (la sublime scène de dialogue haché par le bruit de chaises qui s'effondrent), son sens de l'observation en hauteur qui le rapproche d'un Haneke, son imagination pour trouver toujours le motif bizarre mais crédible qu'il faut (les soeurs habillées en pom-pom girl, le singe apprivoisé, le bébé qu'on emmène en réunion et qui gâche tout dialogue...), son mépris total pour ce qui fait d'ordinaire un film (progression dramatique, scénario cohérent, homogénéité du ton), son goût pour les scènes dérangeantes (la longue séquence avec l'homme gorille, que n'aurait pas reniée Buñuel) et surtout son humour grinçant que d'aucuns trouveront cynique, tout ça fabrique un film impressionnant, qui pourrait d'ailleurs durer une heure de plus sans problème. Certes, on sent souvent le petit malin, le premier de la classe, celui qui a bien révisé son petit Von Trier illustré et nous le ressert sous forme commerciale ; mais la vision du machin est un grand moment de plaisir, qui plus est déstabilisant, on ne va donc pas se priver de ce brillant objet qui vient tranquillement secouer nos vieilles habitudes. Pour ma part, Palme d'or à Östlund, prix du jury aux frères Safdie et prix de la mise en scène à Haneke, c'est mon palmarès. (Gols 02/11/17)
Oui, voilà une œuvre suffisamment intrigante et savamment agencée pour que tout le monde puisse y puiser des sujets de réflexions. En prenant deux extrêmes du spectre social (le monde « fermé » des musées d’art moderne et les mendiants squattant les rues de la ville), Östlund se fait un plaisir de tenter de confronter les deux mondes. Chaque séquence semble avoir été pensée pour évoquer sous un angle original l’un des deux sujets, ou les deux sujets à la fois (le fameux court-métrage « explosif » qui ne tardera pas à faire du dégât à tous les niveaux…). Notre héros ne cesse d’être confronté à de multiples tiraillements qui l’amènent au bord du gouffre (le photogramme ci-dessus dans le musée ou son incroyable montée des escaliers (aussi long que le Kilimandjaro) pour chercher à s’excuser auprès du gamin)… Lui-même, qui regrette la défiance qu’il peut y avoir entre ses concitoyens, va user de moyens guère glorieux pour récupérer son dû : s’il est tout fier de remettre sans anicroches la main sur ses affaires (téléphone + portefeuille) après avoir tenté un coup de bluff en arrosant toutes les boîtes aux lettres d’un immeuble, il ne va pas tarder à comprendre qu’il a, à son tour, déclenché une sorte de « chaos » guère plus avouable. Dans quelle mesure on se renferme sur soi pour suivre son petit bonhomme de chemin (le héros et la foule de la place centrale totalement indifférents quand on leur demande de sauver « un humain ») et dans quelle mesure on va s’ouvrir aux autres quand le besoin s’en fera sentir (le héros demandant l’aide d’un mendiant pour partir à la recherche de ses filles), voilà entre autres l’une des dix mille thématiques de ce film foisonnant (on pourrait citer les inexorables incompréhensions dans les relations hommes-femmes (la magnifique scène déjà citée par mon compère avec cette œuvre d’art composée de chaises les unes sur les autres qui menacent à chaque instant de s’écrouler, d’imploser), la tentation « d’abus de pouvoir » dès lors qu’on occupe un poste important, la liberté d’expression (le marketing doit-il dorénavant se faire forcément « agressif » pour tenter de capter l’attention des gens ; tous les coups sont-ils permis dès lors qu’on veut « ouvrir » les gens à la réflexion ?), et j’en passe…).
Le dispositif cinématographique d’Östlund (une maîtrise du cadre et du montage déjà soulignée dans ses précédents films) est constamment remarquable : ce dernier semble avoir réfléchi avec une précision d’orfèvre à chaque construction de plan – qu’il s’agisse de mettre en scène des situations pour le moins incongrues (l’homme atteint du syndrome de la Tourette, le singe en liberté chez la chtite Elisabeth Moss, la sauvagerie maniaque de l’homme faisant sa sauvage performance devant un parterre de bourgeois statufiés… avant de crier à l’hallali en troupeau) ou de donner une certaine profondeur à ses séquences à l’aide d’arrière-plans justement pensés (chaque œuvre du musée est utilisée pour donner du relief à une scène (l’homme « sauvage et musculeux » notamment qui, projeté sur un écran, « observe » notre héros de plus en plus sur les nerfs)). Certes Östlund n’est pas du genre à chercher à nous livrer les clés pour résoudre les diverses tensions qu’il met lui-même en place (Moss et notre héros dialoguent frontalement, chacun se contentant de rester fermement sur ses positions : qui a tort, qui a raison dans cette discussion homme-femme, bien difficile de le dire tant les deux individus semblent avoir eu clairement au départ des attentes différentes…) ; on suit avec une évidente attention toutes les péripéties de notre héros aussi cyclothymique que peut l’être un être humain (il va rechigner à donner à bouffer à un mendiant avant de lui filer, sous le coup de l’euphorie, toute la thune qu’il a dans son portefeuille retrouvé – l’homme n’est qu’un animal sentimental sous la servitude de ses émotions (c’est du Blaise Pascal, je crois)), sans forcément chercher toujours à le comprendre mais en ricanant constamment devant sa capacité à surfer sur la vie quotidienne, à se prendre des vagues dans la gueule avant de tenter de faire son mea culpa. Œuvre riche, dense, ironique, gonflée comme un œuf dirait mon camarade, qui n’a de cesse, dans le grotesque ou la finesse, à chercher à nous déstabiliser. Bien belle palme en effet qui ne pouvait qu’outrager les trop nombreux critiques frileux ou blasés. Une œuvre carrée qui tourne rondement. Arf, va falloir que je me fasse le Haneke maintenant… risque d’être moins fun quand même. (Shang 05/02/18)
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