France Société anonyme d'Alain Corneau - 1974
On n'a pas vu de films d'Alain Corneau depuis plus de 11 ans, au vu du sommaire shangolien, il était temps. Ou pas, certes. En tout cas, avec ce premier film, on est gâtés... Pour tout dire, on est même exsangue à la suite de la vision de cet OVNI proprement aberrant. On ne sait pas trop si Corneau, affublé de Jean-Claude Carrière à l'écriture, a voulu réaliser une sorte de Buñuel français, et dans ce cas-là on prend le film comme un manifeste surréaliste (tout boiteux) ; ou s'il se prend au sérieux, et dans ce cas-là on est carrément dans le nanar grand crin, qu'on regarde bouche bée avec un tic nerveux aux paupières. Si on regarde la première scène, on penche plutôt pour la première option, et on constate que Corneau, dès son premier film, est déjà bien en place niveau réalisation : une femme nue, filmée de dos, qui traverse des couloirs déserts et des salons bourgeois, accompagnée d'une musique complètement décalée (de Michel Portal), pour déboucher finalement sur une salle d'hôpital où gît un homme endormi ; incrustation d'une date (on est en 2222, premier rictus involontaire), insert très rapide sur la femme qui s'ôte un peu de maquillage sur la fesse, elle tapote un tube, pousse un bouton et le gars se réveille. C'est intrigant à fond, très joliment filmé, on se frotte les mains en se disant qu'on a trouvé un trésor caché du cinéma français.
La suite nous fera ravaler nos espoirs. A partir de là, le film explose dans tous les sens, aussi bien au niveau du scénario que de la mise en scène. Michel Bouquet est un magnat de la drogue (deuxième rictus) maintenu en vie jusqu'à aujourd'hui et qui raconte son histoire, et notamment sa lutte contre la légalisation par l'Etat de la drogue, Etat qui veut en faire un produit marchand rentable alors que Bouquet veut lui conserver son statut libertaire. Ça, on le comprend vaguement. Pour le reste, le grand n'importe quoi force le respect : des scènes incompréhensibles, complètement déconnectées les unes des autres, qui peuvent montrer par exemple une jeune fille enlevée puis rendue aussitôt à sa mère (pourquoi ?), un malfrat se faire arrêter volontairement puis se retrouver libre deux secondes après (qu'est-ce que ?), un dealer foutre de la mort aux rats dans son produit (gfje%ferµµ+ ?), et tout un tas de scènes balancées au petit bonheur la chance, qui nous font complètement perdre le fil de la chose. On se retrouve devant un objet absolument improbable, rempli d'acteurs en-dessous de tout (dont la plupart ont un accent entre le flamand et le tchèque), jouant des trucs impossibles : regardez comment Allyn Ann McLerie (qui ça ?) contemple froidement une série de donzelles pratiquant des pipes, comment Roland Dubillard (un poème à lui tout seul) joue le mec empoisonné, ou comment Francis Blanche oblige une nana à poil à attraper une bague avec sa bouche dans une merde de chien, pour comprendre ce que je veux dire. Vous remarquerez qu'il y a beaucoup de femmes nues dans le film. Oui, c'est en plus assez complaisant, voire légèrement concupiscent ; on mettra ça sur le dos de l'époque, et sur la nécessaire envie de Corneau d'attirer du public. En tout cas les rires du début se transforment en consternation profonde, et on termine la chose un doigt sur le téléphone pour appeler les urgences, en ayant envie de torturer durablement Michel Portal, et avec une pointe de gêne pour ces acteurs par ailleurs attachants (Desarthe, Ceccaldi, Vitold) contraints ici à faire n'importe quoi.