Yol (1982) de Yilmaz Güney
Il est clair qu'avec Yol (quelques années après le pop wiz Midnight Express du gars Parker), on a la terrible impression que le milieu carcéral va bien au teint de la Turquie... Yol est ce genre de film coup de poing où le mot échappatoire ne semble pas avoir voix au chapitre. On suit ainsi le parcours de cinq prisonniers qui, le temps d’une liberté conditionnelle d'une semaine, vont vouloir régler quelques petites affaires perso ; le seul petit problème c'est qu'ils paraissent quitter l'enceinte de leur prison pour se retrouver… dans un véritable état-prison où les règles (culturelles, traditionnelles, religieuses, sociétales...) sont encore plus strictes qu'au sein de leur centre de rétention. Si l'un d'eux ne parviendra même pas à rejoindre sa ville natale pour avoir perdu ses papiers (retour en prison sans passer par la case départ : plus rageant, tu meurs), les autres vont vivre des mésaventures guère plus réjouissantes. Anxiogène, c'est le mot-clé de l’histoire.
Parmi les différentes histoires présentées par Güney, deux sont particulièrement saisissantes : il y a celle (annoncée sur l'affiche) de cet homme qui va entamer en plein hiver un périple jusque dans un petit village perché dans les montagnes ; là se trouvent sa femme et son fils, une femme mise à "l'écart" (elle est enchaînée comme un chien) pour s'être prostituée en l'absence de son mari. Elle a, en un mot, signé son arrêt de mort. La famille a simplement attendu la venue du mari pour qu'il puisse se faire justice lui-même. Bon bougre (...) le gars décide de la ramener chez son frère après avoir traversé dans l’autre sens la montagne... La bougresse, affreusement affaiblie, s'effondre forcément en route... Le mari prend alors sur soi - dans tous les sens du terme - (trop bon, le gars) : il décide de la transporter sur son dos alors qu’elle est totalement congelée. La voie de la rédemption (chacun endossant dans l’effort ses « responsabilités ») ? C'est en tout cas ce que l'on croit dans un premier temps, oubliant qu'on était en Turquie... L'autre histoire tout aussi fracassante concerne un homme qui, lors d'un casse, a abandonné son beauf : il a préféré se barrer en voiture alors que la police intervenait. Le beauf fut flingué on the spot. Il revient dans son village pour faire amende honorable... Tu parles... Il parviendra malgré tout à s'enfuir en train avec sa femme et ses deux enfants - touchera-t-on à un instant de grâce alors que notre homme tente de posséder sa femme dans les toilettes (forcément romantiques... pas besoin de dessin pour présenter les fameuses toilettes à la turque) ? Non seulement notre couple sera violemment interrompu dans sa petite affaire mais le reste du périple donnera lieu à une autre petite surprise guère plus agréable... On pourrait évoquer en deux mots les deux autres histoires : l'une se déroulant dans un climat de guerre civile dans un village kurde (avec là encore son lot de cadavres), l'autre présentant un homme désireux de se marier qui est tellement "fliqué" par la famille qu'il finit chez les putes - on ne peut guère lui donner tort, sur le coup, tant notre type semble enfin pouvoir respirer... Bref, une semaine de liberté provisoire qui se transforme en véritable cauchemar non climatisé (c'est bien ces compartiments dans les trains turcs : il y a juste la place de mettre un mouton).
Güney livre un film brut, remarquablement monté (les histoires s'entrelacent sans qu'on ne perde jamais le fil de l'une d'entre elles), avec un scénar qui transpire la réalité et des acteurs moustachus parfaitement dirigés. On réalise tout du long que le film, tout en nous montrant divers aspects de la culture locale, ne sent jamais le folklore, ne tombe jamais dans la caricature : la pression de la société, de la famille est rugueuse (pour les hommes... et encore plus pour les femmes), la police a les pleins pouvoirs et le droit de vie et de mort sur les citoyens (être kurde n'est pas une super option, cela remonte à loin), le pays voisin (en Syrie, youpi) offre une opportunité pour s’enfuir pas vraiment olé-olé (la frontière est blindée de mines et nombreux sont ceux qui en firent l’expérience...), bref Yol rime avec lol mais c'est plutôt trompeur... Mais malgré tout, malgré tout, on sent dans ce film une sorte d'humanisme, peut-être teinté d'une petite pointe de désespoir, certes, mais un humanisme tout de même, qui réside au fond de chacun des personnages. Confrontés à des situations terribles, nos hommes tentent de ne jamais céder automatiquement à la pression : l'un pardonne, en un sens, sa femme alors qu'on aurait pu s’attendre à ce qu'il l'accable, l'autre choisit de dire toute la vérité à la sienne en prenant le risque de se faire bannir à vie ; la sincérité est là, la compassion aussi mais cela ne suffit pas forcément pour retrouver le chemin de la "normalité", pour pouvoir enfin vivre un bonheur paisible… Chacun de ses hommes qui pensaient pouvoir enfin respirer, revient (quand ils est encore vivant...) en prison, l'esprit encore plus assombri. Remarquable et intelligemment palmé. Ils font des comédies sinon les Turcs ?