Elephant de Gus Van Sant - 2003
Rares sont les grands chefs-d'oeuvre à avoir eu les honneurs de la Palme ces 20 dernières années, ceci dit sans sarcasme. Aussi, gloire à Patrice Chéreau qui officia cette année-là ; il est bon de revoir Elephant, en tant que spécimen. Et aussi en tant qu'immense film. Ce machin n'a pas pris une ride en 15 ans, et garde aujourd'hui toute sa puissance visuelle, toute son originalité. On le sait, Van Sant revient avec ce film sur le massacre qui eut lieu au lycée de Columbine, où deux lycéens se sont mis à tirer à vue sur leurs camarades. N'importe quel cinéaste (surtout américain) aurait cherché à fouiller les raisons du geste, à pointer du doigt la société violente, à faire monter le suspense jusqu'au climax du drame,... berf, aurait complètement raté son sujet. Van Sant, lui, profite de cette tragédie pour fabriquer un objet contemplatif, étrange, insaisissable, qui ne creuse pas du tout le fond de la chose, mais la transforme en essai formel sur la jeunesse.
Dans sa façon d'aborder le lieu du lycée d'abord. Il ne filme pratiquement jamais les cours en eux-mêmes, mais préfère montrer les lieux de passage, les inter-salles où les élèves déambulent sans but. Elephant est un film sur la marche, rares sont les plans où ces jeunes gens s'arrêtent. Le gars suit très longuement les errances de ces ados dans les couloirs du lycée, sur les terrains de sport, sur le campus, cadrant au plus précis les personnages au centre de son écran, et laissant tourner en plans-séquences sublimes, plein de ralentis, de décadrages, de répétitions. Il en résulte l'impression étrange d'un film qui montre les limbes, un espace dévitalisé rempli pourtant de jeunes gens qui vivent des choses, ont tous leur spécificité, plein de signes simples (une croix sur un pull, un taureau sur un tee-shirt jaune) mais incompréhensibles. Le lycée devient alors une anti-chambre de la mort, un lieu anonyme et sans affect perdu au milieu de nulle part, où des personnages "neutres" se croisent, se parlent, agissent sans véritable but. Sublime idée par exemple, à la fin, de montrer un nouveau personnage qui se dirige inéluctablement vers le lieu des massacres, comme aimanté, sans qu'on comprenne jamais sa motivation, avant de se faire buter brutalement comme les autres. Accompagnant ces déambulations tantôt de la musique romantique de Beethoven, tantôt d'une symphonie de cris d'oiseaux parfaite, entrecoupant ces scènes de plans de ciels magnifiques (encore cette impression de limbes), Van Sant réussit une géniale vision d'une jeunesse abandonnée, livrée à elle-même, certes parfois mûe par une passion (le gars qui fait de la photo, le couple d'amoureux), déjà sacrifiée. Il donne très habilement des débuts de biographie à ces adolescents, il y a la tête de turc disgracieuse, le gars qui a du mal avec son père alcoolo, les jeunes filles obsédées par leur taille ; mais c'est pour mieux renvoyer au néant ces histoires à peine commencées, en les butant sans ambages.
Même les deux tueurs sont traités à égalité, sans affect. Van Sant, c'est tout à sa gloire, ne cherche jamais la motivation de ces deux gars. Certes, ils regardent Hitler à la télé, mais sans savoir qui c'est, et bien après avoir commandé leurs armes ; certes, ils semblent un peu solitaires et renfermés, mais on voit quand même une scène où les parents leur préparent un petit déjeuner et tentent de communiquer avec eux ; certes, l'un d'eux semble être le souffre-douleur de la classe, mais il prend ces petites humiliations sans drame. Non, c'est juste deux gars qui rentrent dans un lycée et font un carton (les couloirs du lycée ressemblent à la sorte de non-lieu montrée dans le jeu vidéo du gars, c'est peut-être la seule cause qu'on peut trouver à la tuerie). Van Sant les filme d'ailleurs assez étonnés par leur geste, à égalité avec leurs victimes.
Dans un montage qui envoie la chronologie aux orties, qui peut répéter une même scène a priori innocente sous différents angles, qui décompose le temps façon puzzle pour mieux nous faire reconstituer mentalement l'ordre des choses, qui se termine en plein milieu du massacre, le film n'est jamais donneur de leçons, jamais explicatif. Il montre seulement des gens qui se croisent, s'aiment, se tuent, discutent, se prennent en photo, le lycée devenant bientôt une image du monde. Et la vision du monde n'est elle-même jamais manichéenne : anonyme, privé d'émotions, oui, mais aussi rempli de jeunesse, de gens qui s'en sortent quand même. En tout cas, ces infinis travellings restent en tête, tout comme ces brusques ralentissements de l'action, tout comme cette musique entêtante. Van Sant a inventé une forme, qui est et restera unique, et qui est sûrement la seule réponse possible aux horreurs de ce monde : suprêmement intelligent et sensible, Elephant est un chef-d'oeuvre.
Quand Cannes, là